Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4752

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 529-530).

4752. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 18 novembre.

Vous m’affligez, madame ; je voudrais vous voir heureuse dans ce plus sot des mondes possibles, mais comment faire ? C’est déjà beaucoup de n’être pas du nombre des imbéciles et des fanatiques qui peuplent la terre ; c’est beaucoup d’avoir des amis : voilà deux consolations que vous devez sentir à tous les moments. Si, avec cela, vous digérez, votre état sera tolérable.

Je crois, toutes réflexions faites, qu’il ne faut jamais penser à la mort : cette pensée n’est bonne qu’à empoisonner la vie. La grande affaire est de ne point souffrir, car, pour la mort, on ne sent pas plus cet instant que celui du sommeil. Les gens qui l’annoncent en cérémonie sont les ennemis du genre humain ; il faut défendre qu’ils n’approchent jamais de nous. La mort n’est rien du tout ; l’idée seule en est triste. N’y songeons donc jamais, et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant : Que ferai-je aujourd’hui pour me procurer de la santé et de l’amusement ? C’est à quoi tout se réduit à l’âge où nous sommes.

J’avoue qu’il y a des situations intolérables, et c’est alors que les Anglais ont raison ; mais ces cas sont assez rares : on a presque toujours quelques consolations ou quelques espérances qui soutiennent. Enfin, madame, je vous exhorte à être toute la vie la plus heureuse que vous pourrez.

Votre lettre m’a fait tant d’impression que je vous écris sur-le-champ, moi qui n’écris guère. J’ai une douzaine de fardeaux à porter ; je me suis imposé tous ces travaux pour n’avoir pas un instant désœuvré et triste ; je crois que c’est un secret infaillible.

Je ferai mettre dans la liste de ceux qui retiennent un Corneille commenté les personnes dont vous me faites l’honneur de me parler. J’aime passionnément à commenter Corneille, car il a fait l’honneur de la France dans le seul art peut-être qui met la France au-dessus des autres nations. De plus, je suis si indigné de voir des hypocrites et des énergumènes qui se déclarent contre nos spectacles que je veux les accabler d’un grand nom.

Je n’ai point encore la Reine de Golconde ; mais j’ai vu de très-jolis vers de M. l’abbé de Boufflers : il faut en faire un abbé de Chaulieu, avec cinquante mille livres de rentes en bénéfices ; cela vaut cinquante mille fois mieux que de s’ennuyer en province avec une croix d’or.

Avez-vous lu la Conversation de l’abbé Grizelet d’un intendant des Menus[1] ? Si vous ne la connaissez pas, je vous céderai l’exemplaire qu’on m’a envoyé.

Recevez les tendres respects du Suisse V.

  1. Voyez tome XXIV, page 239.