Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4749

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 526-528).

4749. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Ferney, 14 novembre.

Vous voyez que je suis plus diligent que je ne l’avais cru. Mon âge, mes infirmités, me font toujours craindre de ne pas achever l’histoire à laquelle je me suis dévoué ; ainsi je me hâte, sur la fin de ma carrière, de remplir celle où vous me faites marcher, et l’envie de vous plaire presse ma course. Votre Excellence a dû recevoir le paquet contenant la fin tragique du czarovitz, avec une lettre[1] dans laquelle je vous exposais mon embarras et mes scrupules avec la franchise que votre caractère vertueux autorise, et que vos bontés m’inspirent. Je vous répète que j’ai cru nécessaire de relever ce chapitre funeste par quelques autres qui missent dans un jour éclatant tout ce que le czar a fait d’utile pour sa nation, afin que les grands services du législateur fissent tout d’un coup oublier la sévérité du père, ou même la fissent approuver. Permettez, monsieur, que je vous dise encore que nous parlons à l’Europe entière ; que nous ne devons ni vous ni moi arrêter notre vue sur les clochers de Pétersbourg, mais qu’il faut voir ceux des autres nations, et jusqu’aux minarets des Turcs. Ce qu’on dit dans une cour, ce qu’on y croit, ou ce qu’on fait semblant d’y croire, n’est pas une loi pour les autres pays ; et nous ne pouvons amener les lecteurs à notre façon de penser qu’avec d’extrêmes ménagements. Je suis persuadé, monsieur, que c’est là votre sentiment, et que Votre Excellence sait combien j’ambitionne l’honneur de me conformer à vos idées. Vous pensez aussi, sans doute, qu’il ne faut jamais s’appesantir sur les petits détails, qui ôtent aux grands événements tout ce qu’ils ont d’important et d’auguste. Ce qui serait convenable dans un traité de jurisprudence, de police et de marine, n’est point du tout convenable dans une grande histoire. Les mémoires, les dupliques et les répliques, sont des monuments à conserver dans des archives ou dans les recueils des Lamberti[2], des Dumont[3], ou même des Rousset[4] ; mais rien n’est plus insipide dans une histoire. On peut renvoyer le lecteur à ces documents ; mais ni Polybe, ni Tite-Live, ni Tacite, n’ont défiguré leurs histoires par ces pièces ; elles sont l’échafaud avec lequel on bâtit, mais l’échafaud ne doit plus paraître quand on a construit l’édifice. Enfin le grand art est d’arranger et de présenter les événements d’une manière intéressante : c’est un art très-difficile, et qu’aucun Allemand n’a connu. Autre chose est un historien, autre chose est un compilateur.

Je finis, monsieur, par l’article le plus essentiel : c’est de forcer les lecteurs à voir Pierre le Grand, à le voir toujours fondateur et créateur au milieu des guerres les plus difficiles, se sacrifiant et sacrifiant tout pour le bien de son empire. Qu’un homme[5] trop intéressé à rabaisser votre gloire dise tant qu’il voudra que Pierre le Grand n’était qu’un barbare qui aimait à manier la hache, tantôt pour couper du bois et tantôt pour couper des têtes, et qu’il trancha lui-même celle de son fils innocent ; qu’il voulait faire périr sa seconde femme, et qu’il fut prévenu par elle ; que ce même homme dise et écrive les choses les plus offensantes contre votre nation ; qu’enfin il me marque le mécontentement le plus vif, et qu’il me traite avec indignité, parce que j’écris l’histoire d’un règne admirable ; je n’en suis ni surpris ni fâché[6], et j’espère qu’il sera obligé de convenir lui-même de la supériorité que votre nation obtient en tout genre depuis Pierre le Grand. Ce travail, que vous m’avez bien voulu confier, monsieur, me devient tous les jours plus cher par l’honneur de votre correspondance. M. de Soltikof m’a dit que Votre Excellence ne serait pas fâchée que je vous dédiasse quelque autre ouvrage, et que mon nom s’appuyât du vôtre. J’ai fait depuis peu une tragédie d’un genre assez singulier[7] : si vous me le permettez, je vous la dédierai ; et ma dédicace sera un discours sur l’art dramatique, dans lequel j’essayerai de présenter quelques idées neuves. Ce sera pour moi un plaisir bien flatteur de vous dire publiquement tout ce que je pense de vous, des beaux-arts, et du bien que vous leur faites. C’est encore un des prodiges de Pierre le Grand, qu’il se soit formé un Mécène dans ces marécages où il n’y avait pas une seule maison dans mon enfance, et où il s’est élevé une ville impériale qui fait l’admiration de l’Europe. C’est une chose dont je suis bien vivement frappé.

Adieu, monsieur ; voilà une lettre fort longue ; pardonnez si je cherche à me dédommager, en vous écrivant, de la perte que je fais en ne pouvant être auprès de vous.

Vous ne doutez pas des tendres et respectueux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Celle du 9 novembre, n° 4740.
  2. Voyez tome XVI, pape 588.
  3. Le Corps universel diplomatique du droit des gens, 1726, huit volumes in-folio.
  4. Supplément au Corps diplomatique, 1739, trois volumes in-folio.
  5. Frédéric le Grand, roi de Prusse ; voyez tome XXXIV, page 443.
  6. Dans son Épître à Mme du Châtelet sur sa liaison avec Maupertuis, Voltaire avait dit (voyez tome {{rom-maj|X|10) :

    Jeo n’en suis fâché ni surpris.

  7. Olympie ; mais, malgré ce que dit ici Voltaire, elle est sans dédicace ; voyez tome VI.