Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4740

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 514-517).

4740. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Ferney, 9 novembre.

Monsieur, quoique je ne vous aie promis qu’à Pâques de nouveaux cahiers de l’Histoire de Pierre le Grand, le désir de vous satisfaire m’a fait prévenir d’assez loin le temps où je comptais travailler. Mon attachement pour Votre Excellence, et mon goût pour l’ouvrage entrepris sous vos auspices l’ont emporté sur des devoirs assez pressants qui m’occupent. J’ai remis entre les mains de Votre Excellence une copie de ce que je viens de hasarder, uniquement pour vous, sur ce sujet si terrible et si délicat de la condamnation à mort du czarovitz. J’ai été bien étonné du mémoire qui était joint à votre dernier paquet ; ce mémoire n’est qu’une copie, presque mot pour mot, de ce qu’on trouve dans le prétendu Nestesuranoy[1]. Il semble que ce soit cet Allemand[2] dont j’ai déjà reçu des mémoires qui ait envoyé celui-là. Il doit savoir que ce n’est point ainsi que l’on écrit l’histoire ; qu’on est comptable de la vérité à toute l’Europe ; qu’il faut un ménagement et un art bien difficile pour détruire des préjugés répandus partout ; qu’on n’en croit pas un historien sur sa parole ; qu’on ne peut attaquer de front l’opinion publique qu’avec des monuments authentiques ; que tout ce qui n’aurait même que la sanction d’une cour intéressée à la mémoire de Pierre le Grand serait suspect ; et qu’enfin l’histoire que je compose ne serait qu’un fade panégyrique, qu’une apologie qui révolterait les esprits au lieu de les persuader. Ce n’est pas assez d’écrire et de flatter le pays où l’on est, il faut songer aux hommes de tous les pays. Vous savez mieux que moi, monsieur, tout ce que j’ai l’honneur de vous représenter, et vos sentiments ont sans doute prévenu mes réflexions dans le fond de votre cœur.

J’ai eu, par un heureux hasard, des mémoires de ministres accrédités qui ont suppléé aux matériaux qui me manquaient ; et, sans ce secours, à quoi aurais-je été réduit ? J’ai ramassé dans toute l’Europe des manuscrits, j’ai été plus aidé que je n’osais l’espérer. Je ne cacherai point à Votre Excellence que parmi ces manuscrits, parmi ces lettres de ministres, il y en a de plus atroces que les anecdotes de Lamberti. Je crois réfuter Lamberti assez heureusement, à l’aide des manuscrits qui nous sont favorables, et j’abandonne ceux qui nous sont contraires. Lamberti mérite une très-grande attention par la réputation qu’il a d’être exact, de ne rien hasarder, et de rapporter des pièces originales ; et comme il n’est pas, à beaucoup près, le seul qui ait rapporté les anecdotes affreuses répandues dans toute l’Europe, il me paraît qu’il faut une réfutation complète de ces bruits odieux. J’ai pensé aussi que je ne devais pas trop charger le czarovitz ; que je passerais pour un historien lâchement partial, qui sacrifierait tout à la branche établie sur le trône dont ce malheureux prince fut privé. Il est clair que le terme de parricide, dont on s’est servi dans le jugement de ce prince, a dû révolter tous les lecteurs, parce que, dans aucun pays de l’Europe, on ne donne le nom de parricide qu’à celui qui a exécuté ou préparé effectivement le meurtre de son père. Nous ne donnons même le nom de révolté qu’à celui qui est en armes contre son souverain, et nous appelons la conduite du czarovitz désobéissance punissable, opiniâtreté scandaleuse, espérance chimérique dans quelques mécontents secrets qui pouvaient éclater un jour, volonté funeste de remettre les choses sur l’ancien pied quand il en serait le maître. On force, après quatre mois d’un procès criminel, ce malheureux prince à écrire que « s’il y avait eu des révoltés puissants qui se fussent soulevés, et qu’ils l’eussent appelé, il se serait mis à leur tête ».

Qui jamais a regardé une telle déclaration comme valable, comme une pièce réelle d’un procès ? qui jamais a jugé une pensée, une hypothèse, une supposition d’un cas qui n’est point arrivé ? où sont ces rebelles ? qui a pris les armes ? qui a proposé à ce prince de se mettre un jour à la tête des rebelles ? à qui en a-t-il parlé ? à qui a-t-il été confronté sur ce point important ? Voilà, monsieur, ce que tout le monde dit, et ce que vous ne pouvez vous empêcher de vous dire à vous-même. Je m’en rapporte à votre probité et à vos lumières. Ce que j’ai l’honneur de vous écrire est entre vous et moi : c’est à vous seul que je demande comment je dois me conduire dans un pas si délicat. Encore une fois, ne nous faisons point illusion. Je vais comparaître devant l’Europe en donnant cette histoire. Soyez très-convaincu, monsieur, qu’il n’y a pas un seul homme en Europe qui pense que le czarovitz soit mort naturellement. On lève les épaules quand on entend dire qu’un prince de vingt-trois ans est mort d’apoplexie à la lecture d’un arrêt qu’il devait espérer qu’on n’exécuterait pas. Aussi s’est-on bien donné de garde de m’envoyer aucun mémoire de Pétersbourg sur cette fatale aventure : on me renvoie au méprisable ouvrage d’un prétendu Nestesuranoy ; encore cet écrivain, aussi mercenaire que sot et grossier, ne peut dissimuler que toute l’Europe a cru Alexis empoisonné. Voyez donc, monsieur ; examinez avec votre prudence ordinaire et votre bonté pour moi, et avec le sentiment de ce qu’on doit à la vérité et aux bienséances, si j’ai marché avec quelque sûreté sur ces charbons ardents. Ce que j’ai eu l’honneur de vous envoyer n’est qu’une consultation, un mémoire de mes doutes, que je vous supplie de résoudre. C’est pour vous que je travaille, monsieur ; c’est à vous à m’éclairer et à me conduire : un mot en marge me suffira, ou une simple lettre avec quelques instructions sur les endroits qui me font peine. Vous daignez sans doute compatir à mon extrême embarras ; mais comptez sur tous mes efforts, sur l’envie extrême que j’ai de vous satisfaire, sur les sentiments de respect et de tendresse que vous m’avez inspirés. Reconnaissez à ma franchise mon extrême attachement pour Votre Excellence, et soyez bien sûr que c’est du fond de mon cœur que je serai toute ma vie, de Votre Excellence, le très, etc.

  1. Voyez la note, page 508.
  2. Muller.