Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4712

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 483-484).

4712. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
(l’ancien premier président.)
À Ferney, 20 octobre 1761.

Votre charmante lettre du 5 octobre m’a trouvé, mon très-respectable ami, dans un moment d’enthousiasme et l’a redoublé ; vous avez été le génie qui m’a conduit ; vous devez savoir, en qualité de génie, que le sujet d’une tragédie me passait par la tête. Je ne voulais ni de froide politique, ni de froide rhétorique, ni de froides amours. J’ai trouvé tout ce que les plus grands noms ont de plus imposant, tout ce que la religion secrète des anciens, si sottement calomniée par nous, avait de plus auguste, de plus terrible et de plus consolant, tout ce que les passions ont de plus déchirant, les grandeurs de ce monde de plus vain et de plus misérable, et les infortunes humaines de plus affreux. Ce sujet s’est emparé de moi avec tant de violence que j’ai fait la pièce[2] en six jours, en comptant un peu les nuits. Ensuite il a fallu corriger, voilà pourquoi je vous remercie si tard de toutes les bontés dont vous m’honorez.

Je suppose qu’enfin vous avez des nouvelles de Mme de Paulmy[3] et peut-être est-elle chez vous. Permettez que je vous en félicite et que je lui présente mon respect. Je suis ému plus qu’un autre des sentiments de la nature, car c’est ce qui domine dans la pièce dont je vous parle. C’est ce qui me faisait verser des larmes en écrivant cet ouvrage avec la rapidité des passions.

Vous avez dû, cher et illustre bienfaiteur des arts, recevoir par M. de Varennes, secrétaire de la noblesse de Bourgogne, un paquet où étaient les dessins de votre graveur. Je vous ai conjuré de permettre qu’il travaillât pour Pierre, et que les Cramer lui donnassent un petit honoraire. Je persiste dans ma prière.

Je vous rends grâce de l’arbitrage de monsieur votre frère[4], que vous daignez me proposer. Il eût été bien doux et bien honorable pour moi d’avoir toute votre famille pour arbitre. Mais M. de Brosses n’en veut point[5] ; il veut plaider, parce qu’il croit que ce qu’on appelle la justice de Gex n’osera le condamner, et que je n’oserai en appeler au parlement. C’est en quoi il se trompe. Je respecte trop votre auguste compagnie pour la craindre. Je lui ai écrit à lui-même une lettre très-ample, dans laquelle je lui remets devant les yeux tous ses procédés[6], et je finis par lui dire que, s’il y a un seul homme dans Dijon qui l’approuve, je me condamne. J’aurai l’honneur de vous envoyer copie de ma lettre ; elle répond à tout ce que vous me faites l’honneur de me dire ; tout y est expliqué : c’est un factum adressé à lui-même ; vous me jugerez. J’aimerais mieux vous envoyer ma tragédie, mais venez la voir jouer sur mon théâtre, il est joli. Nous y avons représenté Mérope, nous avons fait pleurer jusqu’à des Anglais. Oh ! que le cher Ruffey[7] aurait dormi ! Vous ne pouvez savoir à quel point je vous respecte et je vous aime. V.

  1. Éditeur Th. Foisset.
  2. Olympie.
  3. Suzanne, fille puînée de l’ancien premier président de La Marche, mariée à Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, né le 22 novembre 1722, mort le 13 août 1787. Leur fille unique épousa le duc de Luxembourg.

    Le marquis de Paulmy avait été ambassadeur à Venise, membre des trois Académies, et créateur de l’immense bibliothèque de l’Arsenal. C’est lui qui a publié les 40 premiers volumes de la Bibliothèque des romans. (Note du premier éditeur.)

  4. M. Fyot de Neuilly.
  5. C’étaient précisément les arbitres invoqués par le poëte qui avaient décliné l’arbitrage. Il était même de règle en Bourgogne qu’un membre du parlement ne pouvait être arbitre, sinon dans une affaire de famille. (Arrêt du 25 novembre 1571, cité dans le Répertoire de jurisprudence, au mot Arbitrage.)
  6. La lettre du 20 octobre 1761.
  7. Voyez la lettre à d’Argental, du 14 septembre 1761.