Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4711

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 480-483).

4711. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Du 20 octobre.

Vous n’êtes donc venu chez moi, monsieur, vous ne m’avez offert votre amitié, que pour empoisonner par des procès la fin de ma vie. Votre agent, le sieur Girod, dit, il y a quelque temps, à ma nièce, que si je n’achetais pas cinquante mille écus, pour toujours, la terre que vous m’avez vendue à vie, vous la ruineriez après ma mort ; et il n’est que trop évident que vous vous préparez à accabler du poids de votre crédit une femme que vous croyez sans appui, puisque vous avez déjà commencé des procédures que vous comptez de faire valoir quand je ne serai plus.

J’achetai votre petite terre de Tournay à vie, à l’âge de soixante et six ans[2], sur le pied que vous voulûtes. Je m’en remis à votre honneur, à votre probité. Vous dictâtes le contrat ; je signai aveuglément. J’ignorais que ce chétif domaine ne vaut pas douze cents livres[3] dans les meilleures années ; j’ignorais que le sieur Chouet, votre fermier, qui vous en rendait trois mille livres, y en avait perdu vingt-deux mille. Vous exigeâtes de moi trente-cinq mille livres : je les payai comptant ; vous voulûtes que je fisse, les trois premières années, pour douze mille francs de réparations : j’en ai fait pour dix-huit mille en trois mois, et j’en ai les quittances.

J’ai rendu très-logeable une masure inhabitable. J’ai tout amélioré et tout embelli, comme si j’avais travaillé pour mon fils, et la province en est témoin ; elle est témoin aussi que votre prétendue forêt, que vous me donnâtes dans vos mémoires pour cent arpents, n’en contient pas quarante. Je ne me plains pas de tant de lésions, parce qu’il est au-dessous de moi de me plaindre.

Mais je ne peux souffrir, et je vous l’ai mandé, monsieur, que vous me fassiez un procès pour deux cents francs, après avoir reçu de moi plus d’argent que votre terre ne vaut. Est-il possible que, dans la place où vous êtes, vous vouliez nous dégrader l’un et l’autre au point de voir les tribunaux retentir de votre nom et du mien pour un objet si méprisable ?

Mais vous m’attaquez, il faut me défendre ; j’y suis forcé. Vous me dîtes, en me vendant votre terre au mois de décembre 1758, que vous vouliez que je laissasse sortir des bois de ce que vous appelez la forêt ; que ces bois étaient vendus à un gros marchand de Genève#1 qui ne voulait pas rompre son marché. Je vous crus sur votre parole : je vous demandai seulement quelques moules de bois de chauffage, et vous me les donnâtes en présence de ma famille.

Je n’en ai jamais pris que six, et c’est pour six voies de bois que vous me faites un procès ! Vous faites monter ces six voies à douze, comme si l’objet devenait moins vil !

Mais il se trouve, monsieur, que ces moules de bois m’appartiennent, et non-seulement ces moules, mais tous les bois que vous avez enlevés de ma forêt depuis le jour que j’eus le malheur de signer avec vous.

Vous me faites un procès dont les suites ne peuvent tomber que sur vous, quand même vous le gagneriez. Vous me faites assigner au nom d’un paysan de cette terre, à qui vous dites à présent avoir vendu ces bois en question. Voilà donc ce gros marchand de Genève avec qui vous aviez contracté ! Il est de notoriété publique que jamais vous n’aviez vendu vos bois à ce paysan ; que vous les avez fait exploiter et vendre par lui à Genève pour votre compte : tout Genève le sait ; vous lui doniez deux[4] pièces de vingt et un sous par jour pour faire l’exploitation, avec un droit sur chaque moule de bois, dont il vous rendait compte ; il a toujours compté avec vous de clerc à maître. Je crus le sieur Girod, votre agent, quand il me dit que vous aviez fait une vente réelle. Il n’y en a point, monsieur : le sieur Girod a fait vendre en détail, pour votre compte, mes propres bois, dont vous me redemandez aujourd’hui douze moules.

Si vous avez fait une vente réelle à votre paysan, qui ne sait ni lire ni écrire, montrez-moi l’acte par lequel vous avez vendu, et je suis prêt à payer.

Quoi ! vous me faites assigner par un paysan au bas de l’exploit même que vous lui envoyez, et vous dites dans votre exploit que vous fîtes avec lui une convention verbale ! Cela est-il permis, monsieur ? Les conventions verbales ne sont-elles pas défendues par l’ordonnance de 1667 pour tout ce qui passe la valeur de cent livres ?

Quoi, vous auriez voulu, en me vendant si chèrement votre terre, me dépouiller du peu de bois qui peut y être ! Vous en aviez vendu un tiers il y a quelques années ; votre paysan a abattu l’autre tiers pour votre compte. Votre exploit porte qu’il me vend le moule douze francs, et qu’il vous en rend douze francs (en déduisant sans doute sa rétribution) : n’est-ce pas là une preuve convaincante qu’il vous rend compte de la recette et de la dépense, que votre vente prétendue n’a jamais existé, et que je dois répéter tous les bois que vous fîtes enlever de ma terre ? Vous en avez fait débiter pour deux cents louis ; et ces deux cents louis m’appartiennent. C’est en vain que vous fîtes mettre dans notre contrat que vous me vendiez à vie le petit bois nommé forêt, excepté les bois vendus. Oui, monsieur, si vous les aviez vendus en effet, je ne disputerais pas ; mais, encore une fois, il est faux qu’ils fussent vendus, et si votre agent[5] (votre agent, c’est-à-dire vous) s’est trompé, c’est à vous à rectifier cette erreur.

J’ai supplié monsieur le premier président, monsieur le procureur général[6], M. le conseiller Le Bault, de vouloir bien être nos arbitres. Vous n’avez pas voulu de leur arbitrage ; vous avez dit que votre vente au paysan était réelle : vous avez cru m’accabler au bailliage de Gex  ; mais, monsieur, quoique monsieur votre frère soit bailli du pays, et quelque autorité que vous puissiez avoir, vous n’aurez pas celle de changer les faits : il sera toujours constant qu’il n’y a point eu de vente véritable.

Vous dites, dans votre exploit signifié à ce paysan, que vous lui vendîtes une certaine quantité de bois. Quelle quantité, s’il vous plaît ? Vous dites que vous les fîtes marquer. Par qui ? Avez-vous un garde-marteau ? aviez-vous la permission du grand-maître des eaux et forêts ? En un mot, monsieur, la justice de Gex est obligée de juger contre vous, si vous avez tort ; elle jugerait contre le roi, si un particulier plaidait avec raison contre le domaine du roi. Le sieur Girod prétend qu’il fait trembler en votre nom les juges de Gex : il se trompe encore sur cet article comme sur les autres.

S’il faut que monsieur le chancelier, et les ministres, et tout Paris, soient instruits de votre procédé, ils le seront ; et s’il se trouve dans votre compagnie respectable une personne qui vous approuve, je me condamne.

Vous m’avez réduit, monsieur, à n’être qu’avec douleur votre, etc.

  1. Cette lettre, imprimée par Beuchot, a été republiée par M. Foisset, dans la Correspondance de Voltaire et du président de Brosses, page 149 ; par M. de Mandat-Grancey, dans les Lettres de Voltaire à M. le conseiller Le Bault, page 31 ; et par H. Beaune, dans Voltaire au collège, page 86 : ces deux derniers l’ont réimprimée d’après les copies faites pour MM. Le Bault et Fyot de La Marche.
  2. Soixante-quatre ans.
  3. Je viens de l’affermer douze cents livres, trois quarterons de paille, et un char de foin. (Note de Voltaire.)
  4. L’acte dit : à un tonnelier.
  5. Pardieu ! l’agent n’est là que par politesse. (Note de Voltaire sur la copie envoyée au conseiller Le Bault.)
  6. Quarré de Quintin.