Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4702

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 470-471).
4702. — À M. DUCLOS[1].
Ferney, 7 octobre.

L’Académie me pardonnera sans doute l’embarras que je lui donne : vous voyez de quelle importance il est que nous ayons raison sur tout ce que nous disons du Cid et des Horaces, de Pompée, de Cinna et de Polyeucte. L’on peut impunément se tromper sur la Galerie du Palais et sur Agèsilas ; mais je ne hasarderai rien sur les pièces que l’admiration publique a consacrées, sans avoir demandé plusieurs fois des instructions.

Je ne veux point rendre l’Académie responsable de mon commentaire ; je veux seulement profiter de ses lumières, qu’on sache que j’en ai profité, et que, sans ses bontés et ses soins, le commentaire serait bien moins utile.

Presque tout ce que j’ai envoyé n’est qu’un recueil de doutes. En voici encore de nouveaux sur Cinna. Je supplie l’Académie de les lire et de les résoudre.

Vous devez avoir entre les mains Cinna et Polyeucte. Vous me permettrez, quand vous m’aurez renvoyé le canevas du commentaire sur Polyeucte, marginé, de vous le renvoyer une seconde fois. Je compte embellir un peu cet ouvrage, qui est sec par lui-même.

Je fais venir beaucoup de tragédies espagnoles, anglaises et italiennes, dont la comparaison avec celles de Corneille ne servira pas peu à faire voir la supériorité de la scène française sur celles des autres nations, supériorité dont nous avons l’obligation à ce grand homme, et qui a contribué principalement à faire de notre langue la langue universelle[2].

Les Cramer ne comptent donner une annonce que quand ils seront sûrs des graveurs et du temps auquel ils auront fini. Je tâcherai de rendre service, dans cette affaire, au libraire de l’Académie. Il n’y a, ce me semble, qu’une veuve qui paraisse ; mais n’y a-t-il pas un enfant de dix à douze ans ? La mère pourrait me l’envoyer, je le ferais travailler chez les Cramer ; il apprendrait son art, et ce voyage lui serait très-utile. Si vous le protégez et si vous approuvez mon idée, il n’y a qu’à me l’envoyer.

Je compte sur vous plus que sur personne ; continuez-moi votre bonne volonté, et aidez-moi de vos avis.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. On a remarqué sans doute avec quelle respectueuse admiration Voltaire parle toujours de Corneille dans la liberté d’une correspondance intime. Ce langage semble démentir les accusations de dénigrement systématique, et même d’envie, qu’on lui a souvent adressées. Ne serait-il pas plus vrai d’attribuer les sévérités, parfois excessives, les injustices même de son commentaire, à la fatigue d’un long travail, à l’ennui d’un examen nécessairement minutieux ? En effet, c’est à la fin, c’est aux derniers ouvrages de Corneille que se trouvent surtout ces critiques trop vives et souvent irréfléchies. Il faut aussi avoir le courage d’avouer que Corneille, tout grand qu’il est, ce créateur de la langue, comme l’appelle son envieux éditeur, n’a pu tout réformer, le style, la prosodie, la scène. Il a conservé quelques défauts de son temps. Voltaire les a relevés ; il le devait. Il ne pouvait approuver ces rudesses de notre poésie primitive, ces incorrections, ces fautes de langage, quoique étrangères à Corneille.

    Mais de nos jours il s’est formé une autre classe de vengeurs de Corneille, qui admirent tout, particulièrement ses défauts comme la justification de leur propre style. Ceux-là trouvent doublement leur compte en attaquant l’illustre commentateur. Ils rabaissent le génie d’un de nos plus grands écrivains et travaillent à leur gloire personnelle. (Note des premiers éditeurs.)