Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4701

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 468-469).

4701. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney le 7 octobre.

Monseigneur, béni soit Dieu de ce qu’il vous fait aimer toujours les lettres ! Avec ce goût-là, un estomac qui digère, deux cent mille livres de rente, et un chapeau rouge, on est au-dessus de tous les souverains. Mettez la main sur la conscience : quoique vous portiez un beau nom, et que vous soyez né avec une élévation d’esprit digne de votre naissance, c’est aux lettres que vous devez votre fortune ; ce sont elles qui ont fait connaître votre mérite[1] ; elles feront toujours la douceur de votre vie. Je m’imagine quelquefois, dans mes rêves, que vous pourriez avoir des indigestions, que vous pourriez faire comme M. le duc de Villars, Mme la comtesse d’Harcourt, Mme la marquise de Muy, etc., etc., qui sont venus voir Tronchin comme on allait autrefois à Épidaure. J’ai aux portes de Genève un ermitage intitulé les Délices. M. le duc de Villars a trouvé le secret d’y être logé in fiocchi. Enfin toute mon ambition est que Votre Éminence ait des indigestions ; cela serait plaisant : pourquoi non ? Permettez-moi de rêver.

Votre réflexion, monseigneur, sur la dédicace de l’Académie est très-juste ; mais figurez-vous que l’Académie, loin de vouloir que j’adoucisse le tableau des injustices qu’essuya Pierre, veut que je le charge, et cette injonction est en marge du manuscrit ; on est indigné d’une certaine protection qu’on a donnée à certaines injures, etc.

Permettez-vous que j’aie l’honneur de vous envoyer les commentaires sur les pièces principales ? Vous avez sans doute votre bréviaire de saint Pierre Corneille ; vous me jugeriez, et cela vous amuserait. Mais comment me renverriez-vous mon paquet ? Vous pourriez ordonner qu’on le revêtît d’une toile cirée, et il pourrait être remis en ballot à Tronchin, de Lyon, ci-devant confesseur et banquier de M. le cardinal de Tencin, et aujourd’hui le mien. Ce travail est assez considérable, et transcrire est bien long. En attendant, je demande à Votre Éminence la continuation de vos bontés, mais surtout la continuation de votre philosophie, qui seule fait le bonheur.

Ne bâtissez-vous point ? ne plantez-vous point ? avez-vous une Èpître de moi sur l’Agriculture ? Bâtissez, monseigneur, plantez, et vous goûterez les joies du paradis.

Mille tendres et profonds respects.

  1. La première éditions des Œuvres diverses de poésie et de prose par M.L.D.B (M. l’abbé de Bernis), et de 1745 (fin 1744), in-12.