Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4692

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 458-459).

4692. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
28 septembre.

Ô mes anges ! tout ce que j’ai prédit est arrivé. Au premier coup de fusil qui fut tiré, je dis : En voilà pour sept ans[1]. Quand le petit Bussy alla à Londres[2], j’osai écrire à M. le duc de Choiseul qu’on se moquait du monde, et que toutes ces idées de paix ne serviraient qu’à amuser le peuple. J’ai prédit la perte de Pondichéry, et enfin j’ai prédit que le droit du Seigneur de M. Picardet réussirait. Mes divins anges, c’est parce que je ne suis plus dans mon pays que je suis prophète. Je vous prédis encore que tout ira de travers, et que nous serons dans la décadence encore quelques années, et décadence en tout genre ; et j’en suis bien fâché.

On m’envoie des Gouju ; je vous en fais part.

Je crois avec vous qu’il y a des moines fanatiques, et même des théologiens imbéciles ; mais je maintiens que, dans le nombre prodigieux des théologiens fripons, il n’y en a jamais eu un seul qui ait demandé pardon à Dieu en mourant, à commencer par le pape Jean XII, et à finir par le jésuite Le Tellier et consorts. Il me paraît que Gouju écrit contre les théologiens fripons qui se confirment dans le crime en disant : La religion chrétienne est fausse : donc il n’y a point de Dieu. Gouju rendrait service au genre humain s’il confondait les coquins qui font ce mauvais raisonnement.

Mais vraiment oui ;


Dieu, qui savez punir, qu’Atide me haïsse[3] !

est une assez jolie prière à Jésus-Christ ; mais je ne me souviens plus des vers qui précèdent ; je les chercherai quand je retournerai aux Délices.

Je travaille sur Pierre, je commente, je suis lourd. C’est une terrible entreprise de commenter trente-deux pièces, dont vingt-deux ne sont pas supportables, et ne méritent pas d’être lues.

Les estampes étaient commencées. Les Cramer les veulent. Je ne me mêlerai que de commenter, et d’avoir raison si je peux. Dieu me garde seulement de permettre qu’ils donnent une annonce avant qu’on puisse imprimer ! Je veux qu’on ne promette rien au public, et qu’on lui donne beaucoup à la fois. Mes anges, j’ai le cœur serré du triste état où je vois la France ; je ne ferai jamais de tragédie si plate que notre situation : je me console comme je peux. Qu’importe un Picardet ou Rigardet ? Il faut que je rie, pour me distraire du chagrin que me donnent les sottises de ma patrie. Je vous aime, mes divins anges, et c’est là ma plus chère consolation. Je baise le bout de vos ailes.

N. B. Qu’importe que M. le duc de Choiseul ait la marine ou la politique ? Melin de Saint-Gelais[4], auteur du Droit du Seigneur, ne peut-il pas dédier sa pièce à qui il veut[5] ?

  1. Voltaire écrivait le 8 novembre 1756, à Mme de Lutzelbourg : « Cette belle affaire n’est pas prête à finir. »
  2. Afin de négocier la paix entre la France et l’Angleterre.
  3. Voyez, tome IV, les variantes de Zulime, acte III, scène v.
  4. Voyez tome VI, page 3.
  5. Une lettre de Titon du Tillet (Éverard, l’auteur du Parnasse François) à Voltaire est signalée à la date du 25 septembre 1761, dans un catalogue d’autographes avec la mention suivante : « Superbe lettre où il mande qu’il vient de recevoir des présents du roi de Danemark, et où il félicite Voltaire de ce qu’il a fait pour Mlle Corneille. »