Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4690

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 455-457).

4690. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
25 septembre.

Monsieur, j’ai reçu, par M. de Soltikof, les manuscrits que Votre Excellence a bien voulu m’envoyer ; et les sieurs Cramer, libraires de Genève, qui vont imprimer les Œuvres et les Commentaires de Pierre Corneille, ont reçu la souscription dont Sa Majesté impériale daigne honorer cette entreprise. Ainsi chacun a reçu ce qui est à son usage : moi, des instructions ; et les libraires, des secours.

Je vous remercie, monsieur, des uns et des autres, et je reconnais votre cœur bienfaisant et votre esprit éclairé dans ces deux genres de bienfaits.

J’ai déjà eu l’honneur de vous écrire par la voie de Strasbourg, et j’adresse cette lettre par M. de Soltikof, qui ne manquera pas de vous la faire rendre. Ce sera, monsieur, une chose éternellement honorable pour la mémoire de Pierre Corneille et pour son héritière que votre auguste impératrice ait protégé cette édition autant que le roi de France. Cette magnificence, égale des deux côtés, sera une raison de plus pour nous faire tous compatriotes. Pour moi, je me crois de votre pays, depuis que Votre Excellence veut bien entretenir avec moi un commerce de lettres. Vous savez que je me partage entre les deux Pierre qui ont tous deux le nom de grand ; et si je donne à présent la préférence au Cid et à Cinna, je reviendrai bientôt à celui qui fonda les beaux-arts dans votre patrie.

J’avoue que les vers de Corneille sont un peu plus sonores que la prose de votre Allemand[1], dont vous voulez bien me faire part ; peut-être même est-il plus doux de relire le rôle de Cornélie que d’examiner avec votre profond savant si Jean Gutmanseths était médecin ou apothicaire, si son confrère Van Gad était effectivement Hollandais, comme ce mot van le fait présumer, ou s’il était né près de la Hollande. Je m’en rapporte à l’érudition du critique, et je le supplierai, en temps et lieu, de vouloir bien éclaircir à fond si c’était un crapaud ou une écrevisse qu’on trouva suspendu au plafond de la chambre de ce médecin, quand les strélitz l’assassinèrent.

Je ne doute pas que l’auteur de ces remarques intéressantes, et qui sont absolument nécessaires pour l’Histoire de Pierre le Grand, ne soit lui-même un historien très-agréable, car voilà précisément les détails dans lesquels entrait Quinte-Curce quand il écrivait l’Histoire d’Alexandre. Je soupçonne ce savant Allemand d’avoir été élevé par le chapelain Nordberg, qui a écrit l’Histoire de Charles XII dans le goût de Tacite, et qui apprend à la dernière postérité qu’il y avait des bancs couverts de drap bleu au couronnement de Charles XII. La vérité est si belle, et les hommes d’État s’occupent si profondément de ces connaissances utiles, qu’il n’en faut épargner aucune au lecteur. À parler sérieusement, monsieur, j’attends de vous de véritables mémoires sur lesquels je puisse travailler. Je ne me consolerai point de n’avoir pas fait le voyage de Pétersbourg il y a quelques années. J’aurais plus appris de vous, dans quelques heures de conversation, que tous les compilateurs ne m’en apprendront jamais. Je prévois que je ne laisserai pas d’être un peu embarrassé. Les rédacteurs des mémoires qu’on m’a envoyés se contredisent plus d’une fois, et il est aussi difficile de les concilier que d’accorder des théologiens. Je ne sais si vous pensez comme moi ; mais je m’imagine que le mieux sera d’éviter, autant qu’il sera possible, la discussion ennuyeuse de toutes les petites circonstances qui entrent dans les grands événements, surtout quand ces circonstances ne sont pas essentielles. Il me paraît que les Romains ne se sont pas souciés de faire aux Scaliger et aux Saumaise le plaisir de leur dire combien de centurions furent blessés aux batailles de Pharsale et de Philippes.

Notre boussole sur cette mer que vous me faites courir est, si je ne me trompe, la gloire de Pierre le Grand. Nous lui dressons une statue ; mais cette statue ferait-elle un bel effet si elle portait dans une main une dissertation sur les annales de Novogorod, et dans l’autre un commentaire sur les habitants de Crasnoyark ? Il en est de l’histoire comme des affaires, il faut sacrifier le petit au grand. J’attends tout, monsieur, de vos lumières et de votre bonté ; vous m’avez engagé dans une grande passion, et vous ne vous en tiendrez pas à m’inspirer des désirs. Songez combien je suis fâché de ne pouvoir vous faire ma cour, et que je ne puis être consolé que par vos lettres et par vos ordres.

  1. Voyez la lettre du 11 juin, n° 4568.