Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4676

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 443-444).

4676. — À M. D’ALEMBERT.
15 septembre.

Vos très-plaisantes lettres, mon cher philosophe, égayeraient Socrate tenant en main son gobelet de ciguë, et Servet sur ses fagots verts. Vous demandez qui nous défera des Omérites ; ce sera vous, pardieu, en vous moquant d’eux tant que vous pourrez, et en les couvrant de ridicule par vos bons mots.

Notre nation ne mérite pas que vous daigniez raisonner beaucoup avec elle ; mais c’est la première nation du monde pour saisir une bonne plaisanterie, et ce qu’assurément vous ne trouverez pas à Berlin, souvenez-vous-en.

Je vous remercie de toute mon âme de l’attention que vous donnez à Pierre. Songez, s’il vous plaît, que je n’avais point son édition de 1664[1] quand j’ai commencé mon Commentaire. Soyez sûr que tout sera très-exact. Je n’oublierai pas surtout les petits persécuteurs de la littérature, quand je pourrai tomber sur eux.

J’ai déjà mandé à M. Duclos que je n’envoyais que des esquisses[2] ; mon unique but est d’avoir le sentiment de l’Académie, après quoi je marche à mon aise et d’un pas sûr.

Je n’ai pas été assez poli, je le sais bien : les compliments ne me coûteront rien ; mais, en attendant, il faut tâcher d’avoir raison. Ou mon cœur est un fou, ou j’ai la plus grande raison quand je dis que les remords de Cinna viennent trop tard ; que son rôle serait attendrissant, admirable, si le discours d’Auguste, au second acte, le touchait tout d’un coup du noble repentir qu’il doit avoir. J’étais révolté, à l’âge de quinze ans, de voir Cinna persister avec Maxime dans son crime, et joindre la plus lâche fourberie à la plus horrible ingratitude. Les remords qu’il a ensuite ne paraissent point naturels, ils ne sont plus fondés, ils sont contradictoires avec cette atrocité réfléchie qu’il a étalée devant Maxime ; c’est un défaut capital que Metastasio a soigneusement évité dans sa Clémence de Titus. Il ne s’agit pas seulement de louer Corneille, il faut dire la vérité. Je la dirai à genoux, et l’encensoir à la main.

Il est vrai que, dans l’examen de Polyeucte, je me suis armé quelquefois de vessies de cochon au lieu d’encensoir. Laissez faire, ne songez qu’au fond des choses ; la forme sera tout autre. Ce n’est pas une petite besogne d’examiner trente-deux[3] pièces de théâtre, et de faire un Commentaire qui soit à la fois une grammaire et une poétique. Ainsi donc, messieurs, quand vous vous amuserez à parcourir mes esquisses, examinez-les comme s’il n’était pas question de Corneille ; souvenez-vous que les étrangers doivent apprendre la langue française dans ce livre. Quand j’aurai oublié une faute de langage, ne l’oubliez pas : c’est là l’objet principal. On apprend notre langue à Moscou, à Copenhague, à Bude, et à Lisbonne. On n’y fera point de tragédies françaises ; mais il est essentiel qu’on n’y prenne point des solécismes pour des beautés : vous instruirez l’Europe en vous amusant.

Vous serez, mon cher ami, colloqué pour deux ; mais si le roi, les princes et les fermiers généraux, qui ont souscrit, payent les Cramer, vous nous permettrez de présenter humblement le livre à tous les gens de lettres qui ne sont ni fermiers généraux ni rois. Vous verrez ce que j’écris sur cela, in mea epistola ad Olivetum Ciceronianum[4]. Adieu. Je suis absolument touché de l’intérêt que vous prenez à notre petite drôlerie.

Je suis harassé de fatigue ; je bâtis, je commente, je suis malade ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. 1663-64, deux volumes in-folio.
  2. Voyez page 440.
  3. Voyez la note, page 431.
  4. La lettre du 20 auguste ; voyez n° 4645.