Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4645

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 404-415).

4645. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET[1].
Au château de Ferney, 20 auguste[2].

Vous m’aviez donné, mon cher chancelier[3] le conseil de ne commenter que les pièces de Corneille qui sont restées au théâtre. Vous vouliez me soulager ainsi d’une partie de mon fardeau, et j’y avais consenti, moins par paresse que par le désir de satisfaire plus tôt le public ; mais j’ai vu que dans la retraite j’avais plus de temps qu’on ne pense, et ayant déjà commenté toutes les pièces de Corneille qu’on représente, je me vois en état de faire quelques notes utiles sur les autres.

Il y a plusieurs anecdotes curieuses qu’il est agréable de savoir. Il y a plus d’une remarque à faire sur la langue. Je trouve, par exemple, plusieurs mots qui ont vieilli parmi nous, qui sont même entièrement oubliés, et dont nos voisins les Anglais se servent heureusement. Ils ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu’il s’en doute ; et ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu’ils prononcent yumor ; et ils croient qu’ils ont seuls cette humeur ; que les autres nations n’ont point de terme pour exprimer ce caractère d’esprit. Cependant c’est un ancien mot de notre langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille. Au reste, quand je dis que cette humeur est une espèce d’urbanité, je parle à un homme instruit qui sait que nous avons appliqué mal à propos le mot d’urbanité à la politesse, et qu’urbanitas signifiait à Rome précisément ce qu’humour signifie chez les Anglais. C’est en ce sens qu’Horace dit[4] : Frontis ad urbanæ descendi præmia, et jamais ce mot n’est employé autrement dans cette satire que nous avons sous le nom de Pétrone, et que tant d’hommes sans goût ont prise pour l’ouvrage d’un consul Pétronius[5].

Le mot partie se trouve encore dans les comédies de Corneille pour esprit. Cet homme a des parties. C’est ce que les Anglais appellent parts. Ce terme était excellent : car c’est le propre de l’homme de n’avoir que des parties ; on a une sorte d’esprit, une sorte de talent, mais on ne les a pas tous. Le mot esprit est trop vague ; et quand on vous dit : Cet homme a de l’esprit, vous avez raison de demander du quel.

Que d’expressions nous manquent aujourd’hui, qui étaient énergiques du temps de Corneille ! et que de pertes nous avons faites, soit par pure négligence, soit par trop de délicatesse ! On assignait, on appointait un temps, un rendez-vous ; celui qui, dans le moment marqué, arrivait au lieu convenu, et qui n’y trouvait pas son prometteur, était desappointé. Nous n’avons aucun mot pour exprimer aujourd’hui cette situation d’un homme qui tient sa parole, et à qui on en manque.

[6]Qu’on arrive aux portes d’une ville fermée, on est, quoi ? Nous n’avons plus de mot pour exprimer cette situation : nous disions autrefois forclos ; ce mot, très-expressif, n’est demeuré qu’au barreau. Les affres de la mort, les angoisses d’un cœur navré, n’ont point été remplacées.

Nous avons renoncé à des expressions absolument nécessaires, dont les Anglais se sont heureusement enrichis. Une rue, un chemin sans issue, s’exprimait si bien par non-passe, impasse, que les Anglais ont imité ! et nous sommes réduits au mot bas et impertinent de cul-de-sac, qui revient si souvent, et qui déshonore la langue française.

Je ne finirais point sur cet article, si je voulais surtout entrer ici dans le détail des phrases heureuses que nous avions prises des Italiens, et que nous avons abandonnées. Ce n’est pas d’ailleurs que notre langue ne soit abondante et énergique ; mais elle pourrait l’être bien davantage. Ce qui nous a ôté une partie de nos richesses, c’est cette multitude de livres frivoles dans lesquels on ne trouve que le style de la conversation, et un vain ramas de phrases usées et d’expressions impropres. C’est cette malheureuse abondance qui nous appauvrit.

Je passe à un article plus important, qui me détermine à commenter jusqu’à Pertharite. C’est que dans ces ruines on trouve des trésors cachés. Qui croirait, par exemple, que le germe de Pyrrhus et d’Andromaque est dans Pertharite ? qui croirait que Racine en ait pris les sentiments, les vers même ? Rien n’est pourtant plus vrai, rien n’est plus palpable. Un Grimoald, dans Corneille, menace une Rodelinde de faire périr son fils au berceau si elle ne l’épouse.


Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
Le va faire périr, ou le faire régner[7].


Pyrrhus dit précisément, dans la même situation :

Je vous le dis, il faut ou périr ou régner[8].


Grimoald, dans Corneille, veut punir


· · · · · sur ce fils innocent
La dureté d’un cœur si peu reconnaissant[9].


Pyrrhus dit, dans Racine :


Le fils me répondra des mépris de la mère[10].


Rodelinde dit à Grimoald :


Comte, penses-y bien, et, pour m’avoir aimée,
N’imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu, laisse-la seule agir,
De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.
On publierait de toi que le cœur d’une femme,
Plus que ta propre gloire, aurait touché ton âme ;
On dirait qu’un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu’un tyran, s’il n’avait point aimé[11].


Andromaque dit à Pyrrhus :


Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse,
Et qu’un dessein si beau, si grand, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?
· · · · · · · · · ·
Non, non, d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans lui faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille[12].


L’imitation est visible ; la ressemblance est entière. Il y a bien plus, et je vais vous étonner : tout le fond des scènes d’Oreste et d’Hermione est pris d’un Garibalde et d’un Édurige, personnages inconnus de cette malheureuse pièce inconnue. Quand il n’y aurait que ces noms barbares, ils eussent suffi pour faire tomber Pertharite ; et c’est à quoi Boileau fait allusion quand il dit :


Qui de tant de héros va choisir Childebrand[13].


Mais Garibalde, tout Garibalde qu’il est, ne laisse pas de jouer avec son Éduige absolument le même rôle qu’Oreste avec Hermione. Éduige aime encore Grimoald, comme Hermione aime Pyrrhus : elle veut que Garibalde la venge d’un traître qui la quitte pour Rodelinde. Hermione veut qu’Oreste la venge de Pyrrhus, qui la quitte pour Andromaque.


ÉDUIGE.

Pour gagner mon amour il faut servir ma haine[14].

HERMIONE.

Vengez-moi, je crois tout[15].

GARIBALDE.

Le pouvez-vous, madame ? et savez-vous vos forces ?
Savez-vous de l’amour quelles sont les amorces ?
Savez-vous ce qu’il peut ? et qu’un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
Non, vous vous abusez, votre cœur vous abuse[16], etc.

ORESTE.

Et vous le haïssez ! Avouez-le, madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux[17].


Ces idées, que le génie de Corneille avait jetées au hasard, sans en profiter, le goût de Racine les a recueillies et les a mises en œuvre ; il a tiré de l’or, en cette occasion, de stercore Ennii[18].

Corneille ne consultait personne, et Racine consultait Boileau : ainsi l’un tomba toujours depuis Heraclius, et l’autre s’éleva continuellement.

On croit assez communément que Racine amollit et avilit même le téâtre par ces déclarations d’amour qui ne sont que trop en possession de notre scène. Mais la vérité me force d’avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, et que Rotrou n’y manquait pas avant Corneille.

Il n’y a aucune de leurs pièces qui ne soit fondée en partie sur cette passion ; la seule différence est qu’ils ne l’ont jamais bien traitée, qu’ils n’ont jamais parlé au cœur, qu’ils n’ont jamais attendri : l’amour n’a été touchant que dans les scènes du Cid, imitées de Guillain de Castro ; et Corneille a mis de l’amour jusque dans le sujet terrible d’Œdipe.

Vous savez que j’osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans. J’ai encore la lettre de M. Dacier, à qui je montrai le troisième acte, imité de Sophocle. Il m’exhorte, dans cette lettre de 1714[19], à introduire les chœurs, et à ne point parler d’amour dans un sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil, je lus l’esquisse de la pièce aux comédiens. Ils me forcèrent à retrancher une partie des chœurs, et à mettre au moins quelque souvenir d’amour dans Philoctète, afin, disaient-ils, qu’on pardonnât l’insipidité de Jocaste et d’Œdipe en faveur des sentiments de Philoctète.

Le peu de chœurs même que je laissai ne furent point exécutés. Tel était le détestable goût de ce temps-là. On représenta quelque temps après Athalie, ce chef-d’œuvre du théâtre. La nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d’un genre qui dégénère quelquefois en idylle et en églogue. Mais comme Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s’imagina qu’il fallait toujours de l’amour dans les sujets profanes.

Enfin Mérope, et en dernier lieu Oreste, ont ouvert les yeux du public. Je suis persuadé que l’auteur d’Électre[20] pense comme moi, et que jamais il n’eût mis deux intrigues d’amour dans le plus sublime et le plus effrayant sujet de l’antiquité, s’il n’y avait été forcé par la malheureuse habitude qu’on s’était faite de tout défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet : on en sentait le ridicule, et on l’exigeait des autres.

Les étrangers se moquaient de nous ; mais nous n’en savions rien. Nous pensions qu’une femme ne pouvait paraître sur la scène sans dire j’aime en cent façons, et en vers chargés d’épithètes et de chevilles. On n’entendait que ma flamme, et mon âme ; mes feux, et mes vœux ; mon cœur, et mon vainqueur. Je reviens à Corneille, qui s’est élevé au-dessus de ces petitesses dans ses belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, etc. Je reviens à vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anecdotes et quelques réflexions intéressantes.

Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent autant de volumes que votre Cicéron. Engagez l’Académie à me continuer ses bontés, ses leçons, et surtout donnez-lui l’exemple[21]. Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition, avec le consentement de la compagnie, disent que jamais livre n’aura été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux dont la fortune n’égale pas le goût et les lumières puissent jouir commodément de ce petit avantage. On compte même le présenter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l’acquérir. C’est d’ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes puissants et riches, qu’on donne son ouvrage ; on doit faire précisément le contraire : c’est à eux à le payer noblement, et c’est aussi le parti que prennent, dans cette entreprise, les premiers de la nation, et ceux qui ont des places considérables ; ils se sont fait un honneur de rendre ce qu’on doit au grand Corneille près de cent ans après sa mort, et dans les temps les plus difficiles.

Je crois même qu’il n’y a point d’exemple, dans l’histoire de notre littérature, de ce qui vient d’arriver. Figurez-vous que deux personnes que je n’ai jamais eu l’honneur de voir, à qui je n’avais même jamais écrit, et que je n’avais point fait solliciter, ont seules commencé cette entreprise, avec un zèle sans lequel elle n’aurait jamais réussi.

L’une est Mme la duchesse de Grammont, qui l’a protégée, l’a recommandée, a fait souscrire un nombre considérable d’étrangers, et qui enfin, n’écoutant que sa générosité et sa grandeur d’âme, a fait pour Mlle Corneille tout ce qu’elle aurait fait si cette jeune héritière d’un si beau nom avait eu le bonheur d’être connue d’elle.

Je vous avoue, mon cher confrère, que les pièces du grand Corneille ne m’ont pas plus touché que cet événement. Notre autre bienfaiteur (le croiriez-vous ?) est le banquier de la cour, M. de La Borde, qui, sans me connaître, sans m’en prévenir, a procuré plus de cent souscriptions ; et c’est une chose que nous n’avons apprise ici que quand elle a été faite.

Pendant qu’on favorisait ainsi notre entreprise avec tant de générosité sans que je le susse, je prenais la liberté de faire supplier le roi, notre protecteur, de permettre que son nom fût à la tête de nos souscripteurs. Je proposais qu’il voulût bien nous encourager pour la valeur de cinquante exemplaires ; il en prenait deux cents. J’en demandais une douzaine à Son Altesse royale monseigneur l’infant duc de Parme, il a souscrit pour trente. Nos princes du sang ont presque tous souscrit, M. le duc de Choiseul s’est fait inscrire pour vingt. Mme la marquise de Pompadour, à qui je n’en avais pas même écrit, en a pris cinquante.

Monsieur son frère, douze.

Parmi nos académiciens[22], M. le comte de Clermont, M. le cardinal de Bernis, M. le maréchal de Richelieu, M. le duc de Nivernais, se sont signalés les premiers.

Non-seulement M. Watelet prend cinq exemplaires, mais il a la bonté de dessiner et de graver le frontispice. Il nous aide de ses talents et de son argent.

Enfin que direz-vous quand je vous apprendrai que M. Bouret, qui me connaît à peine, a souscrit pour vingt-quatre exemplaires ?

Tout cela s’est fait avant qu’il y eût la moindre annonce imprimée, avant qu’on sût de quel prix serait le livre. La compagnie des fermes générales a souscrit pour soixante.

Plusieurs autres compagnies ont suivi cet exemple.

Cette noble émulation devient générale. À peine le premier bruit de cette édition projetée s’est répandu en Allemagne que monseigneur l’Électeur palatin, Mme la duchesse de Saxe-Gotha, se sont empressés de la favoriser.

À Londres, nous avons eu milord Chesterfield, milord Lyttelton, M. Fox le secrétaire d’État, M. le duc de Gordon, M. Crawford, et plusieurs autres.

Vous voyez, mon cher confrère[23], que tandis que la politique divise les nations, et que le fanatisme divise les citoyens, les belles-lettres les réunissent. Quel plus bel éloge des arts, et quel éloge plus vrai ! Autant on a de mépris pour des misérables qui déshonorent la littérature par leurs infamies périodiques, et pour d’autres misérables qui la persécutent, autant on a de respect pour Corneille dans toute l’Europe.

Les libraires de Genève[24] qui entreprennent cette édition entrent généreusement dans toutes nos vues ; ils sont d’une famille qui depuis longtemps est dans les conseils ; l’un d’eux en est membre. Ils pensent comme on doit penser ; nul intérêt, tout pour l’honneur.

Ils ne recevront d’argent de personne avant d’avoir donné le premier volume. Ils livreront pour deux louis d’or douze ou treize tomes in-4° avec trente-trois belles estampes. Il y a certainement beaucoup de perte. Ce n’est donc point par vanité que j’ai osé souscrire pour cent exemplaires, c’était une nécessité absolue ; et sans les bienfaits du roi, sans les générosités qui viennent à notre secours, l’entreprise était au rang de tant de projets approuvés et évanouis.

Je vous demande pardon d’une si longue lettre : vous savez que les commentateurs ne finissent point, et[25] souvent ne disent que ce qui est inutile.

Si vous voulez que je dise de bonnes choses, écrivez-moi, etc.


Voltaire.

  1. Cette lettre, imprimée dans le Journal encyclopédique du 1er octobre 1761, pages 116-126, fut réimprimée séparément en un cahier de quinze pages in-12. C’est ce dernier texte que j’ai suivi ; mais j’y ajoute les variantes du Journal encyclopédique : cela donnera la clef d’une phrase de la lettre de d’Alembert, du 31 octobre. En me conformant aux éditions dont j’ai parlé, la lettre à d’Olivet se trouve plus ample d’un tiers environ que dans les éditions de Kehl, où elle était placée dans les Mélanges littéraires. La suppression date de 1765, année où parut le troisième volume des Nouveaux Mélanges, qui contient cette lettre à d’Olivet.

    Ce n’est pas tout, j’ai ajouté en note un long fragment d’une lettre à l’abbé d’Olivet, relatif à Corneille, et qui pourrait bien avoir fait partie de la lettre du 20 auguste, ou d’un de ses projets (voyez n° 4678). (B.)

  2. Les éditions portent août ; car c’est ainsi que Voltaire écrivait ; mais depuis la lettre à Thieriot du 11 août 1760 (n° 4224) j’ai mis auguste. Je ne suis pas plus téméraire que mes prédécesseurs, qui, en imprimant la Correspondance, ont substitué les a aux o que portent les autographes. L’hahitude ou, si l’on veut, la routine l’emportait sur les raisonnements allégués par Voltaire. (B.)
  3. Au lieu de « Mon cher chancelier », le Journal encyclopédique dit « Mon cher maître ».
  4. Livre I, épître ix, vers 11.
  5. Voyez tome XXVII, page 261.
  6. Cet alinéa n’était pas dans les deux impressions de 1761, dont j’ai parlé dans la première de mes notes sur cette lettre ; mais il est dans l’impression de 1765. (B.)
  7. Ces vers sont prononcés par Garibalde dans Pertharite, acte III, scène i.
  8. Andromaque, acte III, scène vii.
  9. C’est encore Garibalde qui prononce ces vers dans Pertharite, acte III scène i.
  10. Andromaque, acte I, scène iv.
  11. Pertharite, acte II, scène v.
  12. Andromaque, acte I, scène iv.
  13. Art poétique, III, 242.
  14. Pertharite, acte II scène i.
  15. Andromaque, acte IV, scène iii.
  16. Pertharite, acte II, scène i.
  17. Andromaque, acte II, scène ii.
  18. Parmi les divers morceaux qui sont à la suite des Lettres chinoises, etc. (premières éditions ; voyez tome XXIX, page 451), est un Fragment d’une lettre à M. l’abbé d’Olivet : ce très-long Fragment est sans date. Je ne l’ai, sauf erreur, vu dans aucune édition des Œuvres de Voltaire. J’ai pensé que je pouvais le placer ici.

    « Les raisonneurs sans génie, et qui dissertent aujourd’hui sur le siècle du génie, répètent souvent cette antithèse de La Bruyère, que Racine a peint les hommes tels qu’ils sont, et Corneille tels qu’ils devraient être. Ils répètent une insigne fausseté, car jamais ni Bajazet, ni Xipharès, ni Britannicus, ni Hippolyte, ne firent l’amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine ; et jamais César n’a dû dire dans le Pompée de Corneille, à Cléopâtre, qu’il n’avait combattu à Pharsale que pour mériter son amour avant de l’avoir vue. Il n’a jamais dû lui dire que son glorieux titre de premier du monde, à présent effectif, est anobli par celui de captif de la petite Cléopâtre âgée de quinze ans, qu’on lui amena dans un paquet de linge longtemps après Pharsale.

    « Ni Cinna ni Maxime n’ont dû être tels que Corneille les a peints. Le devoir de Cinna ne pouvait être d’assassiner Auguste pour plaire à une fille qui n’existait point. Le devoir de Maxime n’était pas d’être sottement amoureux de cette même fille, et de trahir à la fois Auguste, Cinna, et sa maîtresse. Ce n’était pas là ce Maxime à qui Ovide écrivait qu’il était digne de son nom :

    Maxime, qui tanti mensuram nominis impies.

    « Le devoir de Félix dans Polyeucte n’était pas d’être un lâche barbare qui faisait couper le cou à son gendre,

    Pour acquérir par là de plus puissants appuis,
    Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.

    « On a beaucoup et trop écrit depuis Aristote sur la tragédie. Les deux grandes règles sont que les personnages intéressent et que les vers soient bons ; j’entends d’une bonté propre au sujet. Écrire en vers pour les faire mauvais est la plus haute de toutes les sottises.

    « On m’a vingt fois rebattu les oreilles de ce prétendu discours de Pierre Corneille : Ma pièce est finie, je n’ai plus que les vers à faire. Ce propos fut tenu par Ménandre plus de deux mille ans avant Corneille, si nous en croyons Plutarque dans sa question : Si les Athéniens ont plus excellé dans les armes que dans les lettres. Ménandre pouvait à toute force s’exprimer ainsi, parce que des vers de comédie ne sont pas les plus difficiles ; mais dans l’art tragique la difficulté est presque insurmontable, du moins chez nous.

    « Dans le siècle passé, il n’y eut que le seul Racine qui écrivit des tragédies avec une pureté et une élégance presque continue ; le charme de cette élégance a été si puissant que les gens de lettres et de goût lui ont pardonné la monotonie de ses déclarations d’amour, et la faiblesse de quelques caractères, en faveur de sa diction enchanteresse.

    « Je vois dans l’homme illustre qui le précéda des scènes sublimes, dont ni Lope de Vega, ni Calduron, ni Shakespeare, n’avaient pas même pu concevoir la moindre idée, et qui sont très-supérieurcs à ce qu’on admira dans Sophocle et dans Euripide. Mais aussi j’y vois des tas de barbarismes et de solécismes qui révoltent, et de froids raisonnements alambiquès qui glacent. J’y vois enfin vingt pièces entières, dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grâce pour le reste.

    « La preuve incontestable de cette vérité est, par exemple, dans les deux Bérénice du Racine et de Corneille. Le plan de ces deux pièces est également mauvais, également indigne du théâtre tragique. Ce défaut même va jusqu’au ridicule. Mais par quelle raison est-il impossible de lire la Bérénice de Corneille ? Par quelle raison est-elle au-dessous des pièces de Pradon, de Riupéroux, de Danchet, de Péchantré, de Pellegrin ? Et d’où vient que la Bérénice de Racine se fait lire avec tant de plaisir, à quelques fadeurs près ? d’où vient qu’elle arrache des larmes ? C’est que les vers sont bons. Ce mot comprend tout, sentiment, vérité, décence, naturel, pureté de diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles. Otez ce mérite à la divine tragédie d’Athalie, il ne lui restera rien ; ôtez ce mérite au quatrième livre de l’Ènéide et au discours de Priam à Achille dans Homère, ils seront insipides. L’abbé Dubos a très-grande raison ; la poésie ne charme que par les beaux détails.

    « Si tant d’amateurs savent par cœur des morceaux admirables des Horaces, de Cinna, de Pompée, de Polyeucte, de Rodogune, c’est que ces vers sont très-bien faits. Et si on ne peut lire ni Théodore, ni Pertharite, ni Don Sanche d’Aragon, ni Attila, ni Agésilas, ni Pulchérie, ni la Toison d’or, ni Suréna, etc., etc., etc., c’est que presque tous les vers en sont détestables. Il faut être de bien mauvaise foi pour s’efforcer de les excuser contre sa conscience.

    « Quelquefois même de misérables écrivains ont osé donner des éloges à cette foule de pièces aussi plates que barbares, parce qu’ils sentaient bien que les leurs étaient écrites dans ce goût : ils demandaient grâce pour eux-mêmes.

    « Ce qui m’a le plus révolté dans Corneille, c’est cette profusion de maximes atroces qui a fait dire à des sots que Corneille devait être du conseil d’État. On me dit qu’il a pris ces sentences dans Lucain ; et moi, je dis que ces sentences sont encore plus condamnables dans Lucain que dans lui. L’auteur de la Pharsale tombe d’abord dans une contradiction que l’auteur de la tragédie de Pompée ne s’est point permise : c’est de dire que Ptolémée est un enfant plein d’innocence (puer est, innocua est ætas), et de dire, quelques vers après, que Photin conseilla l’assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers et qui connaissait les tyrans.

    At melior suadere malis, et nosse tyrannos,
    Ausus Pompeium letho damnare Pothinus.

    « Mais j’ai toujours vu avec chagrin, et je l’ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes fades et horribles de scélératesse que le Photin de Lucain ; maximes d’ailleurs cent fois plus dangereuses quand elles sont récitées devant des princes, avec toute la pompe et l’illusion du théâtre, que lorsqu’une lecture froide laisse à l’esprit la liberté d’en sentir l’atrocité.

    « Je ne m’en dédis point : je ne connais rien de si affreux que ces vers :

    Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
    La timide équité détruit l’art de régner ;
    Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,
    Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
    Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
    Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

    « Vous avez vu très-judicieusement, monsieur, que non-seulement ces maximes sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais qu’elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s’agit pas du droit des rois ; il est question de savoir si on recevra Pompée ou si on le livrera à César. Il faut plaire au vainqueur ; ce n’est pas là un droit des rois. Ptolémée est un vassal qui craint d’offenser César son maître. J’ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir l’honnêteté et le sens commun. J’ai dit et j’ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules ces autres vers que nous avons entendu réciter au théâtre :

    Chacun a ses vertus, ainsi qu’il a ses dieux…
    Le sceptre absout toujours la main la plus coupable…
    Le crime n’est forfait que pour les malheureux…
    Oui, lorsque de nos soins la justice est l’objet,
    Elle y doit emprunter le secours du forfait, etc…

    « On ne peut dire plus mal des choses plus infâmes et plus sottes. Cependant il y a des gens d’assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n’ait un adversaire ; mais à la longue le vrai l’emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre.

    « Si rien n’est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédies qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu’on s’immortalise par des crimes, rien n’est plus fade aussi que ces héroïnes qui nous rabattent les oreilles de leur vertu. C’est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu’il aime le crime, et que Junio ne se vante point d’être vertueuse.

    « Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous savez mieux que moi. »

    Tout en croyant que ce morceau a fait partie d’une des rédactions de la lettre à d’Olivet, du 20 auguste, je suis loin de garantir que c’était précisément ici qu’il était. (H.)

  19. Dans le Commentaire historique, on donne à la lettre de Dacier la date de 1713.
  20. Crébillon.
  21. C’était ici que se terminait cette lettre dans les éditions depuis 1765. (B.)
  22. Voici ce qu’on lisait dans le Journal encyclopédique :

    « Parmi nos académiciens, monseigneur le comte de Clermont, M. le cardinal de Bernis, M. le maréchal de Richelieu, M. le duc de Nivernais, M. Duclos, M. d’Alembert, M. Watelet, se sont signalés les premiers.

    « Plusieurs particuliers ont suivi ce noble example. Enfin direz-vous, etc. »

    Ce passage explique les remerciements contenus dans la lettre de d’Alembert, du 31 octobre. Voltaire, dans sa lettre à d’Olivet de la fin d’octobre, dit d’ajouter aux noms des académiciens souscripteurs ceux de « M. le duc de Villars, M. l’arcbevêque de Lyon, M. l’ancien évêque de Limoge ». L’addition devait se faire à l’impression, qui devait être dans le Mercure ; mais la lettre à d’Olivet n’y fut pas imprimée. (B.)

  23. Dans le Journal encyclopédique, on lit : « Mon cher commentateur de Cicéron. »
  24. Les Cramer.
  25. Dans le Journal encyclopédique il y a : « et qu’ils ne disent que, etc. »