Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4623

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 380-381).
4623. — À M. LE DUC DE BOUILLON[1].
Le 31 juillet.

Vous voilà, monseigneur, comme le marquis de La Fare, qui commença à sentir son talent à peu près à votre âge, quand certains talents plus précieux étaient sur le point de baisser un peu, et de l’avertir qu’il y avait encore d’autres plaisirs.

Ses premiers vers furent pour l’amour ; les seconds, pour l’abbé de Chaulieu, Vos premiers sont pour moi, cela n’était pas juste ; mais je vous en dois plus de reconnaissance. Vous me dites que j’ai triomphé de mes ennemis : c’est vous qui faites mon triomphe.


Au pied de mes rochers, au creux de mes vallons,
Pourrais-je regretter les rives de la Seine ?
La fille de Corneille écoute mes leçons ;
LafilleJe suis chanté par un… [Turenne] :
LafilleJ’ai pour moi deux grandes maisons
LafilleChez Bellone et chez Melpomène.
LafilleÀ l’abri de ces deux beaux noms,
LafilleOn peut mépriser les Frelons :
À contempler gaîment leur sottise et leur haine
LafilleC’est quelque chose d’être heureux ;
Mais c’est un grand plaisir de le dire à l’Envie,
De l’abattre à nos pieds, et d’en rire à ses yeux.
LafilleQu’un souper est délicieux
Quand on brave, en mangeant, les griffes de harpie !
Que des frères Berthier les cris injurieux
LafilleSont plaisante cérémonie !
Que c’est pour un amant un passe-temps bien doux
D’embrasser la beauté qui subjugue son âme,
Et d’affubler encor du sel d’une épigramme
LafilleUn rival factieux et jaloux !
Cela n’est pas chrétien, j’en conviens avec vous ;
Mais ces gens, le sont-ils ? Ce monde est une guerre ;
On a des ennemis en tout genre, en tous lieux :
LafilleTout mortel combat sur la terre ;
Le diable avec Michel combattit dans les cieux ;
On cabale à la cour, à l’église, à l’armée ;
Au Parnasse on se bat pour un peu de fumée,
Pour un nom, pour du vent, et je conclus au bout
Qu’il faut jouir en paix, et se moquer de tout.

Cependant, monseigneur, tout en riant on peut faire du bien. Votre Altesse en veut faire à Mlle Corneille ; vous voulez que je vous taxe pour le nombre des exemplaires : si je ne consultais que votre cœur, je vous traiterais comme le roi ; vous en seriez pour la valeur de deux cents. Mais comme je sais que vous allez partout semant votre argent, et que souvent il ne vous en reste guère, je me réduis à six, et j’augmenterai le nombre si j’apprends que vous êtes devenu économe.

Je supplie Votre Altesse d’agréer mon profond respect, et de me conserver vos bontés en Suisse.

Voltaire.

  1. Conforme à l’original, qui est à la Bibliothèque de l’Arsenal, mss, belles-lettres françaises, n° 132, in-f°, tome II, page 246.