Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4616

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 373-374).

4616. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
22 juillet.

M. le président Hénault, madame, m’instruit de votre beau zèle pour Pierre Corneille. Je quitte Pierre pour vous remercier, et je vous supplie aussi de présenter mes remerciements à Mme de Luxembourg. Je romps un long silence ; il faut le pardonner au plus fort laboureur qui soit à vingt lieues à la ronde, à un vieillard ridicule qui dessèche des marais, défriche des bruyères, bâtit une église, et se trouve entre deux Pierre le Grand : savoir, Pierre Corneille, créateur de la tragédie, et l’autre, créateur de la Russie.

Ce qu’il y a de bon, c’est que Mlle Corneille n’a nulle part à ce que je fais pour son grand-oncle. Elle n’a pas encore lu une scène de Chimène ; mais cela viendra dans quelques années, et alors elle verra que j’ai eu raison. Maître Le Dain et maître Omer auront beau dire et beau faire, Pierre est un grand homme et le sera toujours, et nous sommes des polissons. Qu’on me montre un homme qui soutienne la gloire de la nation ; qu’on me le montre, et je promets de l’aimer.

Il faut en revenir, madame, au siècle de Louis XIV en tous genres : cela me perce le cœur au pied des Alpes ; et, de dépit, je fais faire un baldaquin, et je lis assidûment l’Écriture sainte, quoique j’aime encore mieux Cinna.

Je joue avec la vie, madame ; elle n’est bonne qu’à cela. Il faut que chaque enfant, vieux ou jeune, fasse ses bouteilles de savon. La Butte-Saint-Roch, et mes montagnes qui fendent les nues, les riens de Paris, et les riens de la retraite : tout cela est si égal que je ne conseillerais ni à une Parisienne d’aller dans les Alpes, ni à une citoyenne de nos rochers d’aller à Paris.

Je vous regrette pourtant, madame, et beaucoup ; Mlle Clairon, un peu ; et la plupart de mes chers concitoyens, point du tout. Je n’ai guère plus de santé que vous ne m’en avez connu ; je vis, et je ne sais comment, et au jour la journée, tout comme les autres.

Je m’imagine que vous prenez la vie en patience, ainsi que moi ; je vous y exhorte de tout mon cœur, car il est si sûr que nous serons très-heureux quand nous ne sentirons plus rien qu’il n’y a point de philosophe qui n’embrasse cette belle idée si consolante et si démontrée. En attendant, madame, vivez le plus heureusement que vous pourrez, jouissez comme vous pourrez, et moquez-vous de tout comme vous voudrez.

Je vous écris rarement, parce que je n’aurais jamais que la même chose à vous mander ; et quand je vous aurai bien répété que la vie est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, j’aurai dit tout ce que je sais.

Un bourgmestre de Middelbourg[1], que je ne connais point, m’écrivit, il y a quelque temps, pour me demander en ami s’il y a un dieu ; si, en cas qu’il y en ait un, il se soucie de nous ; si la matière est éternelle ; si elle peut penser ; si l’âme est immortelle ; et me pria de lui faire réponse sitôt la présente reçue.

Je reçois de pareilles lettres tous les huit jours ; je mène une plaisante vie.

Adieu, madame ; je vous aimerai et je vous respecterai jusqu’à ce que je rende mon corps aux quatre éléments.

  1. Voyez la lettre 4621.