Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4614

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 371-372).

4614. — À M. DAMILAVILLE.
20 juillet.

Il y a plaisir à donner des Oreste aux frères : les frères sont toujours indulgents. Je ne sais plus comment la nation est faite : elle soutire une Électre[1] de quarante ans qui ne fait point l’amour et qui remplit son caractère ; elle ne siffle pas une pièce où il n’y a point de partie carrée : il s’est donc fait dans les esprits un prodigieux changement !

Frère V… a bien mal aux yeux ; mais il les a perdus avec Corneille, et cela console. Il a été obligé de travailler sur une petite édition en pieds de mouche. Heureusement, l’en voilà quitte. Il a commenté Phédre, le Cid, Cinna, Pompée, Horace, Polyeucte, Rodogune, Héraclius. Il reste peu de chose à faire, car ni les comédies, ni les Agésilas, ni les Attila, ni les Suréna, etc., ne méritent l’honneur du commentaire.

S’il avait des yeux, il pleurerait nos désastres, qui se multiplient cruellement tous les jours. Il demande si l’on se réjouit encore à Paris, si on ose aller au spectacle. Il croit ce temps-ci bien peu favorable pour le Droit du Seigneur ou pour l’Écueil du Sage. Il a écrit au jeune auteur, lequel est tout abasourdi de la prise de Pondichéry[2], qui lui coûte juste le quart de son bien. Il n’a pas envie de rire. Je n’ai pu tirer de lui que ces petites bagatelles qu’il m’envoie, et que je fais tenir aux frères.

Je lui ai fait part de la juste douleur de la demoiselle Dangeville, qui ne joue pas le premier rôle. Il y a paru très-sensible : mais il ne peut qu’y faire. Mlle Dangeville embellit tout ce qui lui passe par les mains. En un mot, voilà tout ce que je peux tirer de mon petit Dijonnais[3]. Il est très-fâché ; il dit qu’il veut faire une tragédie : le premier acte sera Rosbach, le dernier Pondichéry, et des vessies de cochon pour intermède. Celui qui écrit[4] en rit, parce qu’il est né à Lausanne ; mais moi, qui suis Français, j’en pousse de gros soupirs.

Votre très-humble frère vous salue toujours en Protagoras, en Lucrèce, en Épicure, en Épictète, en Marc-Antonin, et s’unit avec vous dans l’horreur que les petits faquins d’Omer doivent inspirer. Que les misérables Français considèrent qu’il n’y avait aucun janséniste ni moliniste dans les flottes anglaises qui nous ont battus dans les quatre parties du monde ; que les polissons de Paris sachent que M. Pitt n’aurait jamais arrêté l’impression de l’Encyclopédie ; qu’ils sachent que notre nation devient de jour en jour l’opprobre du genre humain.

Adieu, mes chers frères.

J’ai reçu la Poétique d’Aristote : je la renverrai incessamment. Avec ce livre-là, il est bien aisé de faire une tragédie détestable.

  1. Voyez page 388.
  2. Cette prise est du 15 janvier.
  3. Il donnait le Droit du Seigneur comme l’ouvrage d’un académicien de Dijon ; voyez tome VI, page 3.
  4. Wagnière, secrétaire de Voltaire.