Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4603

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 360-361).

4603. — DE M. D’ALEMBERT.
À Pontoise, le 9 juillet.

J’ai reçu, mon cher philosophe, votre petit billet en partant pour la campagne. Il est vrai que je suis un peu en retard avec vous ; prenez-vous-en à un gros livre de géométrie[1] tout plein de calculs, que je fais imprimer actuellement, et dont j’espère être bientôt débarrassé. Je ne sais pas de la part de qui vous m’avez envoyé le Grizel[2] ; ce Grizel est un drôle de corps. Si Me Huerne[3] avait aussi bien plaidé, les rieurs auraient été pour lui ; mais ni Me Huerne, ni Me Le Dain, ni Me Omer, ne sont faits pour avoir les rieurs de leur côté. Les jésuites mêmes ne les ont plus depuis qu’ils se sont brouillés avec la philosophie ; ils sont à présent aux prises avec les pédants du parlement, qui trouvent que la Société de Jésus est contraire à la société humaine, comme la Société de Jésus trouve de son côté que l’ordre du parlement n’est pas de l’ordre de ceux qui ont le sens commun ; et la philosophie jugerait que la Société de Jésus et l’ordre du parlement ont tous deux raison.

Je ne sais ce qui arrivera du laquais de Vénus[4] : j’ai bien peur que ce ne soit un laquais de louage qui ne lui restera pas longtemps, d’autant que ledit laquais n’a pas suivi sa maîtresse dans son passage sur le soleil. Si Fontenelle n’était pas mort, il vous dirait là-dessus les plus jolies choses du monde ; par exemple que Vénus a trop de satellites sur la terre pour en avoir besoin dans le ciel ; et que les vieux galants qui ne peuvent plus lui faire leur cour regretteront le temps où Vénus se promenait toute seule dans le ciel,


Sans laquais, sans ajustement,
De ses seules grâces ornée, etc.[5]


Son chancelier Trublet vous en dira davantage, pour peu que vous vouliez savoir le reste. Je vous dirai, moi, plus sérieusement, que nous attendons les observations faites aux Indes et en Sibérie pour savoir, par la comparaison avec celles de France, de combien de postes nous sommes du soleil, et s’il nous faut quelques jours de plus ou de moins pour y arriver que nous ne l’avons cru jusqu’ici.

Je n’aurai pas besoin d’ameuter l’Académie française sur l’édition de Pierre Corneille ; il n’y a aucun de nous qui ne se fasse un plaisir et un devoir de souscrire, et quelques-uns même pour plusieurs exemplaires. Cette entreprise fera beaucoup d’honneur à l’entrepreneur, à l’Académie, et à la nation ; et je me flatte qu’elle avertira enfin l’Académie de ce qu’elle doit faire, de donner des éditions grammaticales des auteurs classiques.

Adieu, mon cher maître ; que le ciel vous tienne toujours en joie ! N’oubliez pas vos amis et vos admirateurs ; je me flatte que vous me comptez parmi les premiers, et je prends la liberté de me mettre parmi les seconds. Je ne sais s’il en est de même du professeur Formey, et s’il prendra cette qualité dans ses lettres aux journalistes, et dans sa Bibliothèque partiale, tout impartiale qu’elle ; prétend être. Vade iterum.

  1. Voyez la lettre 4242.
  2. Principal personnage de la Conversation, tome XXIV, page 239.
  3. Voyez tome XXIV, page 239.
  4. Jacques Leibax, ancien doctrinaire connu sous le nom de Montaigne, né à Narbonne le 6 septembre 1716, croyait avoir découvert un satellite de Vénus. Ce fut le sujet de quelques mémoires ; on finit par reconnaître que c’était une illusion.
  5. Vers de Voltaire dans son épître des Tu et des Vous ; voyez tome X.