Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4242

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 525-526).

4242. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 2 septembre.

Il y a un siècle, mon cher et grand philosophe, que je ne vous ai rien dit. Un grand diable d’ouvrage[1] de géométrie, que je viens de mettre sous presse, en est la cause. Je profite du premier moment pour me renouveler dans votre souvenir.

La difficulté n’est pas de trouver dans l’Académie des voix pour Diderot, mais : 1° de lui en trouver assez pour qu’il soit élu ; 2° de lui sauver douze ou quinze boules noires qui l’excluraient pour jamais ; 3° d’obtenir le consentement du roi. Il serait médiocrement soutenu à Versailles ; chacun de nos candidats y a déjà ses protecteurs. Je sais que cela ferait une guerre civile, et je conviens avec vous que la guerre civile a son amusement et son mérite ; mais il ne faut pas que Pompée y perde la vie.

J’ai dit à l’abbé Mords-les toutes les obligations qu’il vous a ; et dès qu’il sera sédentaire à Paris, il se propose de vous en remercier. Il est pourtant un peu fâché de ce que dans vos lettres à Palissot vous appelez la Vision une f… pièce, ou autant vaut. C’est pourtant cette f… pièce qui a mis les rieurs de notre côté.

J’ai donné à Thieriot le peu d’anecdotes que je savais sur les différents personnages dont vous me parlez. J’y ajoute que Chaumeix, a, dit-on, gagné la v… à l’Opéra-Comique ; que l’abbé Trublet prétend avoir fait autrefois beaucoup de conquêtes par le confessionnal, lorsqu’il était prêtre habitué à Saint-Malo. Il me dit un jour qu’en prêchant aux femmes de la ville il avait fait tourner toutes les têtes ; je lui répondis : C’est peut-être de l’autre côté.

L’Écossaise a été bravement et avec affluence jusqu’à la seizième représentation. On assure que les comédiens la reprendront cet hiver, et ils feront fort bien. J’ai lu, le jour de la Saint-Louis, à l’Académie française, un morceau[2] contre les mauvais poëtes, et en votre honneur. Je ne vous ai trouvé que deux défauts impardonnables, c’est d’être Français, et vivant. C’est par là que je finissais, et le public a battu des mains beaucoup moins pour moi que pour vous. J’ai aussi étrillé les wasp, en passant. En un mot, cela a fort bien réussi. Adieu, mon cher et grand philosophe.

  1. Opuscules mathématiques, ou Mémoires sur différents sujets de géométrie, etc. Cette collection, en huit volumes petit in-4o, commença à paraître en 1761.
  2. Réflexions sur la poésie, écrites à l’occasion des pièces que l’Académie française a reçues, en 1760, pour le concours. Ce morceau fait partie des Mélanges de littérature, etc., par d’Alembert.