Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4567

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 315-316).

4567. — À CHARLES-THÉODORE,
électeur palatin.
À Ferney, le 9 juin.

Est-ce une fille, est-ce un garçon[1] ?
Je n’en sais rien ; la Providence
Ne dit point son secret d’avance,
Et ne nous rend jamais raison.

Grands, petits, riches, gueux, fous, sages,
Tous aveugles dans leurs efforts.
Tous à tâtons font des ouvrages
Dont ils ignorent les ressorts.

C’est bien là que l’homme est machine ;
Mais le machiniste est là-haut.
Qui fait tout de sa main divine
Comme il lui plaît, et comme il faut.

Je bénis ses dons invisibles,
Car vous savez que tout est bien.
On ne peut se plaindre de rien
Au meilleur des mondes possibles.

S’il vous donne un prince, tant mieux
Pour tout l’État et pour son père ;
Et s’il a votre caractère,
C’est le plus beau présent des cieux.

Si d’une fille il vous régale.
Tant mieux encor ; c’est un bonheur :
En grâce, en beautés, en douceur,
Je la vois à sa mère égale.

Ô couple auguste ! heureux époux !
L’esprit prophétique m’emporte,
Fille ou garçon, il ne m’importe,
L’enfant sera digne de vous.

Monseigneur, il m’importe cependant ; et je partirais en poste pour savoir ce qui en est si cette Providence, qui fait tout pour le mieux, ne me traitait pas misérablement. Elle maltraite fort votre petit vieillard suisse, et m’a fait l’individu le plus ratatiné et le plus souffrant de ce meilleur des mondes. Je ferais vraiment une belle figure au milieu des fêtes de Vos Altesses électorales ! Ce n’était que dans l’ancienne Égypte qu’on plaçait des squelettes

dans les festins. Monseigneur, je n’en peux plus. Je ris encore quelquefois ; mais j’avoue que la douleur est un mal. Je suis consolé si Votre Altesse électorale est heureuse. Je suis plus fait pour les extrêmes-onctions que pour les baptêmes.

Puisse la paix servir d’époque à la naissance du prince que j’attends ! Puisse son auguste père conserver ses bontés au malingre, et agréer les tendres et profonds respects du petit Suisse ! etc.

  1. C’était un garçon, qui ne vécut que quelques instants ; voyez les lettres 4600 et 4611.