Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4503

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 247-248).

4503. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 29 mars.

Il faut que j’aie commis quelque grande iniquité dont je ne me suis pas accusé en faisant mes pâques, car mes anges ont détourné de moi leur face[1] et leur plume. Je leur dirai comme le prophète : Je vous ai joué de la flûte, et vous n’avez point dansé[2] ; je leur ai envoyé vers et prose, point de nouvelles, nul signe de vie. J’essuie d’ailleurs plus d’une tribulation. Prault a imprimé Tancrède. Non-seulement il ne l’a point imprimé tel que je l’ai fait, mais ni Prault, ni Lekain, ni Mlle Clairon, qui en ont eu le profit, n’ont daigné m’en faire tenir un exemplaire. En récompense, on a imprimé Tancrède entièrement altéré, et d’une manière qui, dit-on, me couvre de honte. Prault donne au public, sous mon nom, l’Apologie[3] de Corneille et de Racine, malgré tout ce que j’ai exigé de lui. Il faut donc m’armer de patience, et me résigner. Mes chers anges, ne m’abandonnez pas dans mes détresses. J’ai surtout une grâce à vous demander : c’est de me garder un profond secret sur le Droit du Seigneur, et de ne pas empêcher qu’une personne de mérite[4], qui est dans la pauvreté, retire quelque émolument de ce petit ouvrage, que j’ai retouché avec le plus grand soin. C’est une chose que j’ai infiniment à cœur ; et vous êtes trop bons pour ne pas vous prêter à mes faiblesses.

Vous ne m’avez point écrit depuis le roman de Jean-Jacques. Seriez-vous de ceux qui ont pris le parti de ce petit Diogène manqué ? Savez-vous qu’il y a dix-huit mois que ce fou sérieux fit une cabale, du fond de son village, à Genève, pour empêcher la comédie, et qu’il m’écrivit à moi : « Vous corrompez ma république, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné » ?

Ne vous l’ai-je pas mandé, et ne trouvez-vous pas qu’il est trop doucement puni ?

Ne soyez pas fâché contre Fanime. Tant que son amant ne sera qu’un sot, elle ne sera pas digne de paraître.

Dites-moi, je vous en conjure, si M. le duc de Choiseul a toujours de la bonté pour moi, et si par hasard nous pouvons espérer la paix. Mais surtout instruisez-moi comment vont les yeux et la santé de mes anges, et ne mettez pas mon cœur au désespoir.

  1. Psaume xxix, verset 8.
  2. Matth., xi, 17 ; Luc, vii, 32.
  3. L’Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, paire 191.
  4. Mlle Belot ; voyez la lettre 4501.