Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4386

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 109-110).

4386. — À M. DIDEROT[1].
Décembre.

Monsieur et mon très-digne maître, j’aurais assurément bien mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puisque vous avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l’Encyclopédie. Cela est incroyable. Il n’y a que vous au monde capable d’un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méritez qu’on vous aide ? Vous savez qu’on s’est plaint des déclamations, quand on attendait des définitions et des exemples ; mais il y a tant d’articles admirables, les fleurs et les fruits sont répandus avec tant de profusion qu’on passera aisément par-dessus les ronces. L’infâme persécution ne servira qu’à votre gloire ; puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail immense ne pas nuire à votre santé ! Je vous regarde comme un homme nécessaire au monde, né pour l’éclairer, et pour écraser le fanatisme et l’hypocrisie. Avec cette multitude de connaissances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le vôtre est sensible. Vous avez grande raison sur ce déchirement que les spectateurs devraient éprouver, et qu’ils n’éprouvent pas, au second acte de Tancrède. Mais vous saurez que je venais de traiter et d’épuiser cette situation dans une tragédie[2] qui devait être jouée avant Tancrède, et qu’on n’a reculée que parce qu’il courait cent copies infidèles de Tancrède par la ville. Je n’ai pas voulu me répéter. Cependant j’ai corrigé ; j’ai refondu plus de cent cinquante vers dans Tancrède, depuis qu’on l’a représenté presque malgré moi ; et, parmi ces changements, je n’avais pas oublié le père d’Aménaïde au second acte. Mais où trouver des pères, où trouver des entrailles et des yeux qui sachent pleurer ? Sera-ce dans un métier avili par un cruel préjugé, et parmi des mercenaires qui même sont honteux de leur profession ? Il n’y a qu’une Clairon au monde ; tous les grands talents sont rares ; ils sont presque uniques. Ce qui m’étonne, c’est que Mlle Clairon ne soit pas persécutée. Vous l’avez été bien cruellement : cela est à sa place ; mais l’opprobre restera aux persécuteurs. Le Réquisitoire[3] Joly de Fleury sera un monument de ridicule et de honte. Son fils et son frère sont venus me voir ; je leur ai donné des fêtes ; je les ai fait rougir[4].

Les dévots et les dévotes s’assemblèrent chez Mme la première présidente de Molé[5], il y a quelque temps ; ils déplorèrent le sort de Mlle Corneille, qui allait dans une maison qui n’est ni janséniste ni moliniste. Un grand-chambrier qui se trouva là leur dit : « Mesdames, que ne faites-vous pour Mlle Corneille ce qu’on fait pour elle ? » Il n’y en eut pas une qui offrît dix écus. Vous noterez que Mme de Molé a eu onze millions en mariage, et que son frère Bernard, le surintendant de la reine, m’a fait une banqueroute frauduleuse de vingt mille écus, dont la famille ne m’a pas payé un sou. Voilà les dévots ; Bernard le banqueroutier affectait de l’être au milieu des filles de l’Opéra.

Oui, sans doute, mon cher philosophe, le monde n’est souvent que fausseté et qu’horreurs ; mais il y a de belles âmes. La raison, l’esprit de tolérance, percent dans toutes les conditions. Les jésuites sont dans la boue ; les jansénistes perdent leur crédit. Le roi est très-instruit de leurs manœuvres. Mme de Pompadour protège les lettres. M. le duc de Choiseul a une âme noble et éclairée, et il n’aurait jamais fait de mal à l’abbé Morellet, sans deux malheureuses lignes sur une femme mourante. Le roi n’a point lu l’impertinent Mémoire du sieur Lefranc de Pompignan. Tout le monde s’en moque à la cour comme à Paris. Il n’y a pas longtemps qu’un homme dont les paroles sont quelque chose dit au roi qu’on persécutait en France les seuls hommes qui faisaient honneur à la France. Croyez que le roi sait faire dans son cœur la distinction qu’il doit faire entre les philosophes qui aiment l’État, et les séditieux qui le troublent. Vous avez pris un très-bon parti de ne rien dire, et de bien travailler.

Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué pour le reste de ma vie.

  1. Réponse à sa lettre du 28 novembre ; voyez-la ci-dessus, n° 4351.
  2. Fanime, qui n’était que Zulime retouchée ; voyez tome IV.
  3. Contre l’Encyclopédie.
  4. Voyez les lettres 4300 et 4302.
  5. Voyez plus haut la lettre 4360.