Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4384

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 107-108).

4384. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 décembre.

Comment vont les yeux de mon cher et respectable ami, de mon divin ange ? n’importuné-je point un peu trop mes deux chevaliers ? Plût à Dieu que les chevaliers de Tancrède fussent aussi preux que vous ! Mais il faut que je vous dise qu’on a joué à Dijon, à la Rochelle, à Bordeaux, à Marseille, la Femme qui a raison. Si l’ami Fréron m’a ôté les suffrages de Paris, je suis devenu un bon poëte en province. Pourquoi, après tout, ne souffrirait-on pas la Femme qui a raison dans la capitale ? n’y aime-t-on pas un peu à se réjouir ? n’y veut-on que des tombeaux, des chambres tendues de noir, et des échafauds ?

En tout cas, voici Oreste. Pourquoi tous ceux qui aiment l’antiquité sont-ils partisans de cet ouvrage ? Pensez-vous que Mlle Clairon ne fît pas un grand effet dans le rôle d’Electre, et Mlle Dumesnil dans celui de Clytemnestre ? Croyez-vous que les cris de Clytemnestre ne fissent pas un effet terrible ?

Vous aurez, mes anges, un autre petit paquet par la poste prochaine, ou je suis bien trompé ; mais ce paquet ne sera point Fanime : pourquoi ? parce qu’on ne peut faire qu’une chose à la fois, parce que je ne suis pas encore content, parce qu’il ne faut pas voir deux fois de suite un père[1] qui dit noblement à sa fille qu’elle est une catin.

Je vous avoue que j’ai grande envie de savoir si la pièce[2] de Hurtaud vous déplaît autant qu’elle nous a plu ; si d’autres rogatons vous ont amusés ; si vous n’attendez pas incessamment M. le maréchal de Richelieu. Vous me direz que je suis un grand questionneur ; il est vrai, mes anges.

Nous sommes très-contents de Mlle Rodogune ; nous la trouvons naturelle, gaie, et vraie. Son nez ressemble à celui de Mme de Ruffec[3] ; elle en a le minois de doguin ; de plus beaux yeux, une plus belle peau, une grande bouche assez appétissante, avec deux rangs de perles. Si quelqu’un a le plaisir d’approcher ses dents de celles-là, je souhaite que ce soit plutôt un catholique qu’un huguenot ; mais ce ne sera pas moi, sur ma parole.

Mes divins anges, j’ai soixante et sept ans. Comptez que le plus beau portrait qu’on puisse faire de moi est celui que je vous envoyai il y a, je crois, trois ans[4] ; j’étais bien jeune alors. Mille tendres respects.

  1. Argire et Bénassar.
  2. Le Droit du Seigneur.
  3. La duchesse de Ruffec, veuve, en 1731, du président de Maisons ; morte en septembre 1761.
  4. Vers la fin d’avril 1758 ; voyez les lettres 3603 et 3621.