Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4371

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 96).

4371. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 décembre.

Voilà la véritable leçon, mes divins anges. Voyez combien il est difficile d’arriver au but ; combien ce maudit art des vers est difficile ; quel tort irréparable on me ferait si on imprimait Tancrède sans que je l’eusse corrigé. Mes anges, vous m’avez embarqué ; empêchez que je ne fasse naufrage. Comment vont les deux yeux de mon ange gardien ? ont-ils lu Caliste ? Ah, mes anges ! j’ai bien peur qu’on ne corrompe entièrement la tragédie par toutes ces pantomimes de Mlle Clairon. Croyez-moi, une chambre tapissée de noir ne vaut pas des vers bien faits et bien tendres. Il n’y a que les convulsionnaires[1] qui se roulent par terre. J’ai crié quarante ans pour avoir du spectacle, de l’appareil, de l’action tragique ; mais domandavo acqua, non tempestà.

Et puis, comment le public français peut-il adopter la barbarie anglaise, le viol anglais[2], la confusion anglaise, la marche anglaise d’une pièce anglaise ! Pauvres Français, vous êtes dans la fange de toutes façons, et j’en suis fâché.

Ô mes anges ! ramenez donc le bon goût.

  1. En 1759 et en 1760, les convulsionnaires se crucifiaient et se donnaient encore des coups de bûche. La Correspondance littéraire de Grimm, 15 avril 1761, contient des renseignements curieux sur leurs miracles.
  2. Voyez plus haut le second alinéa de la lettre 4346.