Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4346

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 72-73).

4346. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 novembre.

Rien n’est plus importun, mes divins anges, qu’un pauvre diable d’auteur qui a fait une pièce à la hâte, qui ne la corrige pas trop à loisir, et qui est imprimé à cent lieues. Jugez de ma syndérèse par ma lettre à Prault, que j’ai l’honneur de vous envoyer. Je vous supplie de vouloir bien me faire tenir les feuilles imprimées, sous l’enveloppe de M. de Courteilles, avant qu’elles soient tirées : car vous jugez bien qu’il y aura toujours quelques vers à changer, et peut-être aussi quelques lignes de prose dans la dédicace. L’Académie m’a chargé de travailler à quelques feuilles de son Dictionnaire ; cette occupation déroute un peu de la poésie, et il y a bien longtemps que je suis dérouté. Les bâtiments et les jardins, et tout le train de la campagne, font encore plus de tort aux vers que le Dictionnaire de l’Académie.

À propos d’Académie, ne voudriez-vous pas avoir la bonté de lui donner mon portrait ? Qu’importe qu’il soit mal ou bien ? je n’irai pas me faire peindre à soixante et sept ans. Il s’agit seulement que Fréron ne soit pas en droit de dire qu’on n’a pas voulu de moi à l’Académie, même en peinture. À propos d’Académie encore, il y a M. Lemierre, grand remporteur de prix, et auteur d’Hypermnestre, à qui je devais une lettre. J’ignorais son gîte. Je pris la liberté de vous adresser ma lettre. Je n’ai point lu son Hypermnestre sans plaisir. Pour le Colardeau, je ne le connais pas ; on dit qu’il fait de très-beaux vers ; il occupera longtemps Mlle Clairon. Est-il vrai qu’elle arrive, sur le théâtre, violé ? C’est dommage que cette action théâtrale ne se soit pas passée sur la scène : cela est plus plaisant qu’un échafaud. J’ai donc du temps pour me raccommoder avec Mlle Clairon ; elle daignera donc ne point écourter mon malheureux second acte. Elle est accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nouvelles, pour les faire aller plus vite. Bientôt les tragédies consisteront en mines et en postures.


Souvent l’excès d’un mal nous conduit dans un pire.

(Boileau, l’Art. poét., ch. I, v. 64.)

Et Luc, Luc, quel diable d’homme ! Voilà donc comme je serai trop vengé.

On parle encore de deux ou trois petits massacres, mais je n’en veux rien croire.

Mille tendres respects.