Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4323

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 52-54).

4323. — À M. DE BASTIDE[1].

Je n’imagine pas, monsieur le Spectateur du monde, que vous projetiez de remplir vos feuilles du monde physique. Socrate, Épictète, et Marc-Aurèle, laissaient graviter toutes les sphères les unes sur les autres, pour ne s’occuper qu’à régler les mœurs. Est-ce donc le monde moral que vous prenez pour objet de vos spéculations ? Mais que lui voulez-vous, à ce monde moral que les précepteurs des nations ont déjà tant sermonné avec tant d’utilité ?

Il est un peu fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous, que l’or fasse tout, et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs, derrière la scène, aient à peine une subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues, et les génies dans la fange ; qu’un père déshérite six enfants vertueux, pour combler de biens un premier-né qui souvent le déshonore ; qu’un malheureux, qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère, laisse au fisc de cet État la fortune de ses héritiers.

On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s’approprient jusqu’à l’oiseau qui vole, et au poisson qui nage ; des vassaux tremblants qui n’osent délivrer leurs maisons du sanglier qui les dévore ; des fanatiques qui voudraient brûler tous ceux qui ne prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir, qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.

Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! Voilà votre folie, à vous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue, ou prenez la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout en ferait plus en un an que tout l’ordre des frères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.

Lycurgue en fort peu de temps éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina, il y a plus de deux mille ans, ont encore leur effet à la Chine.

Mais, comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez nos vertus, dont les excès pourraient à la fin préjudicier à la prospérité de l’État. Cette réforme est plus facile que celle des vices. La liste des vertus outrées serait longue ; j’en indiquerai quelques-unes, vous devinerez aisément les autres.

On s’aperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfants de la terre ne mangent que fort au-dessous du besoin : on a peine à concevoir cette passion immodérée pour l’abstinence. On croit même qu’ils se sont mis dans la tête qu’ils seront plus saints en faisant jeûner les bestiaux.

Qu’arrive-t-il ? Les hommes et les animaux languissent, leurs générations sont faibles, les travaux sont suspendus, et la culture en souffre.

La patience est encore une vertu que les campagnes outrent peut-être. Si les exacteurs des tributs s’en tenaient à la volonté du prince, patienter serait un devoir ; mais questionnez ces bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut même. La patience les ruine, et les propriétaires avec eux.

La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux rois leur dureté envers les indigents. Cette capitale s’est corrigée à toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d’où ils sortent. Cet excès de charité ôte des soldats à la patrie, et des cultivateurs aux terres.

Il ne faut pas, monsieur le Spectateur du monde, que le projet de réformer nos vertus vous scandalise : les fondateurs des ordres religieux se sont réformés les uns les autres.

Une autre raison qui doit vous encourager, c’est qu’il est peut-être plus facile de discerner les excès du bien que de prononcer sur la nature du mal. Croyez-moi, monsieur le Spectateur, je ne saurais trop vous le dire, attachez-vous à réformer nos vertus ; les hommes tiennent trop à leurs vices.

  1. Jean-François de Bastide, né à Marseille en 1724, mort à Milan en 1798, après avoir publié le Nouveau Spectateur, 1758, huit volumes in-12, en donna une suite qu’il intitula le Monde comme il est, 1760, deux volumes in-12. Il donna une nouvelle suite sous ce titre : le Monde, 1761, deux volumes in-12. (B.)