Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4322

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 50-52).

4322. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
3 novembre.

Je demande pardon d’écrire si souvent. Il est vrai qu’on ne doit pas oublier ses anges, mais il ne faut pas non plus les importuner. Je voudrais savoir si Mme d’Argental est guérie de sa fluxion ; j’en ai une bonne, et c’est ce qui fait que je n’écris point de ma main.

J’ignore encore si mes anges ont reçu la nouvelle copie de Tancrède, par la voie de M. de Chauvelin ; il y a aujourd’hui plus de huit jours que mes anges devraient l’avoir. La marche de la fin du second acte, ainsi que celle du premier, me paraît de la plus grande convenance ; mais les deux derniers vers du second acte me semblent faibles, et ne sont pas assez attendrissants ; je demande en grâce à mes anges de faire mettre à la place :


Peut-être il punira ma destinée affreuse ;
Allons… je meurs pour lui, je meurs moins malheureuse[1].


Au premier acte, dans la scène du père et de la fille, Aménaïde répète trop le mot peut-être.


                                       Cette témérité
Vous offense peut-être et vous semble une injure.


Je prie qu’on mette à la place :


                                      Cette témérité
Est peu respectueuse, et vous semble une injure[2].


Dans la même scène il faut absolument changer ces vers :


Les étrangers, la cour, et les mœurs de Byzance,
Sont il jamais pour nous des objets odieux.

La raison en est que celui qui vient combattre pour Aménaïde est étranger ; je prie qu’on mette :

Solamir, et Tancrède, et la cour de Byzance,
Sont également craints, et sont tous odieux[3].


Le reste me semble bien exposé, bien filé. Je demande instamment qu’on n’ait pas la barbarie de m’ôter,


Ainsi l’ordonne, hélas ! la loi de l’hyménée.

(Acte II, scène iv.)

Il faut regarder Aménaïde comme déjà mariée par paroles de présents, selon l’usage de l’antique chevalerie. En effet, son père lui dit, au premier acte :


Ce noble chevalier a reçu votre foi ;

(Scène iii, v. 4 et 5.)

La loi ne peut plus rompre un nœud si légitime.

(Scène iv.)


Mais il faut que Lorédan dise à Orbassan, dans la quatrième scène du deuxième acte :


Orbassan, comme vous nous sentons votre injure ;
Nous allons l’effacer au milieu des combats.
Le crime rompt l’hymen ; oubliez la parjure ;
Son supplice vous venge, et ne vous flétrit pas.


Cela rend, à mon gré, la situation de tous les personnages plus épineuse, plus touchante ; ce que dit Orbassan à Aménaïde est plus convenable, et doit faire plus d’effet. J’ai relu hier le reste avec beaucoup d’attention ; je crois que je ne peux plus rien faire à cet ouvrage. Je me flatte que M. et Mme d’Argental auront la bonté de le faire jouer tel qu’il est. La versification n’en est pas pompeuse, mais le style m’en paraît assez touchant. Les personnages disent ce qu’ils doivent dire ; et toutes les pierres de l’édifice me paraissent assez bien liées. J’attends avec impatience des nouvelles de M. d’Argental.

Robin-mouton avait ordre de lui présenter les premiers exemplaires du Czar ; il est bien étrange qu’il ne l’ait pas fait. Nous attendons aujourd’hui M. Turgot, mais je crois qu’il ne verra point notre tripot. Je ne peux pas jouer la comédie avec une fluxion. Qu’est-ce donc que cette Belle Pénitente ? N’en a-t-on pas déjà joué une[4] ? Daignez me mander si c’est Mlle Clairon qui est pénitente. Pour moi, je suis bien pénitent de n’avoir pu faire de Tancrède une pièce absolument digne de vos bontés ; mais, pourvu qu’elle en mérite une partie, c’est assez pour un malingre ; votre indulgence fera le reste. Mille tendres respects.

  1. Voyez tome V, page 366.
  2. Voyez tome V, page 563.
  3. Voyes tome V, page 511 et 563
  4. La tragédie représentée, pour la première fois, le 27 avril 1750, au Théâtre-Français, sous le titre de Caliste, dix ans avant celle de Colardeau, est attribuée à différents auteurs, et, entre autres, au marquis de Thibouville. Aucun d’eux n’a daigné légitimer cet enfant bâtard et mort-né. (Cl.)