Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4256

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 536-538).
4256. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
17 septembre.

J’ai eu encore assez de tête pour dicter un dernier mémoire ; mais je n’ai pas assez d’expressions pour dire à mes anges tout ce que je leur dois. J’avoue que Mme d’Argental m’étonne toujours ; je ne crois pas qu’il y ait encore une dame dans Paris capable de faire ce qu’elle a fait. Ce n’est pas assez d’avoir beaucoup d’esprit et de goût, il faut se donner la peine de mettre toutes ses pensées par écrit, de s’étendre sur les défauts, d’y substituer des beautés ; elle a tout fait. En vous remerciant, madame ; vous êtes encore au-dessus de l’idée que j’avais de vous ; j’ai été honteux de prendre moins d’intérêt que vous à Tancréde. Vous m’avez donné de l’ardeur. Il me semble qu’il y a plus de cent vers changés depuis la première représentation. Je ne crois pas Tancrède un excellent ouvrage ; mais enfin, tel qu’il est, grâce à vos bontés, je crois qu’il peut passer. J’y ai fait ce que j’ai pu ; il faut enfin finir, comme vous dites ; peut-être affaiblirais-je la pièce en y retouchant encore.

Il y a une grande différence entre descendre de Pierre Corneille ou de Thomas. Je me sens bien moins d’entrailles pour le sang de Thomas que pour l’autre. Je n’en ai guère non plus pour la Muse limonadière[1], et j’aime beaucoup mieux lui donner une carafe de soixante livres que de lui écrire. Mais j’abuse trop, madame, de vos excessives bontés. Je n’ai qu’un chagrin dans ce monde, celui de n’être pas auprès de vous deux, et de ne vous remercier que de loin. Mais, s’il vous plaît, comment ferat-on pour imprimer ce pauvre Tancrède ? comment recoudre sur son habit tous les lambeaux, tous les haillons que j’ai envoyés, et dont vous avez daigné vous charger ? Il faudra donc que vous ayez encore l’endosse de faire transcrire sur la pièce toutes ces guenilles ; cela me fait mourir de honte.

Cependant, que penser de Pondichéry, que les Anglais ont peut-être pris, et de la Martinique, qu’ils peuvent prendre ? et comment avoir dorénavant du sucre, du café, et de la casse[2] surtout ? Est-il bien vrai que cunctateur Daun ait bien battu l’infatigable Luc ? Cet infatigable me mande[3] pourtant qu’il est bien fatigué. On parle d’une bataille très-sanglante[4], et je n’en aurai de nouvelles sûres que quand la poste de France sera partie. Si Luc a perdu quinze mille hommes, comme on le dit, il est perdu lui-même ; il ne lui restera bientôt que Magdebourg, qui ne tiendra pas longtemps ; mais alors qu’arrivera-t-il ? Je lui pardonnerai peut-être s’il vient à Neufchâtel, et de Neufchâtel aux Délices ; mais je ne pardonnerai jamais à Omer Joly de Fleury. Non, vous n’êtes point assez indignés de l’impertinent discours que ce pauvre homme prononça contre les philosophes[5], en parlement.

Comment trouvez-vous, s’il vous plaît, ma petite Épître[6] pompadourienne ? Ne suis-je pas un grand politique ? et cette politique n’est-elle pas très-désinvolte ? ne suis-je pas bien fier ? est-ce là une Triste d’Ovide ? ai-je l’air d’un exilé[7] ? ai-je la bassesse de demander des grâces ? ne suis-je pas digne de votre amitié ? Mille respects tous fort tendres.

  1. Charlotte Renier, femme Curé, puis femme Bourette, née en 1714, morte en 1784, tenait un café à Paris, et faisait des vers. Elle en intitula le recueil la Muse limonadière ; et c’est sous ce titre que l’auteur est connu.
  2. Voltaire en faisait un fréquent usage.
  3. Cette lettre est perdue. (B.)
  4. C’était un faux bruit.
  5. Le réquisitoire du 23 janvier 1759, contre l’Encyclopédie.
  6. L’Êpître dédicatoire de Tancrède.
  7. Voyez la lettre à Lyttelton, n° 4254.