Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4200

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 475-477).

4200. — À M. D’ALEMBERT.
24 juillet.

Je vous demande pardon, mon très-cher philosophe ; tout grand homme que vous êtes, c’est vous qui vous trompez, c’est vous qui êtes éloigné, et c’est moi qui suis réellement sur les lieux. Il y a plus d’un an que la personne[1] dont vous me parlez daigne m’écrire assez souvent avec beaucoup de bonté et un peu de confiance ; je crois même avoir mérité l’une et l’autre par mon attachement, par ma conduite, et par quelques petits services que le hasard, qui fait tout, m’a mis à portée de rendre. Je suis sûr, autant qu’on peut l’être, que cette personne pense très-noblement ; la manière dont elle en a usé[2] envers Marmontel en est une preuve évidente. C’est peut-être avoir agi en trop grand seigneur que d’avoir protégé Palissot et sa pièce, sans considérer qu’en cela il faisait tort à des personnes très-estimables. C’est un malheur attaché à la grandeur de regarder les affaires des particuliers comme des querelles de chiens qui se mordent dans la rue.

Il avait donné à Palissot de quoi avoir du pain, parce que Palissot est le fils de son homme d’affaires ; mais, ayant depuis connu l’homme, il m’a mandé ces propres mots (que je vous supplie pourtant de tenir secrets) : « On peut donner des coups de bâton à Palissot, je le trouverai fort bon. »

Il doit donc vous être moralement démontré (supposé qu’il y ait des démonstrations morales) que ce ministre, véritablement grand seigneur, aurait plus protégé les lettres que M. d’Argenson.

Je vous l’ai déjà dit, je vous le répète, six lignes très-imprudentes de la Vision ont tout gâté. On en a parlé au roi ; il était déjà indigné contre la témérité attribuée à Marmontel d’avoir insulté M. le duc d’Aumont. L’outrage fait à Mme la princesse de Robecq a augmenté son indignation, et peut lui faire regarder les gens de lettres comme des hommes sans frein, qui ne respectent aucune bienséance.

Voilà, mon cher ami, l’exacte vérité. Je doute fort que madame la duchesse de Luxembourg demande la grâce de l’abbé Morellet, lorsque la cendre de sa fille[3] est encore chaude ; et quand elle la demanderait, elle ne l’obtiendrait peut-être pas plus que la classe[4] du parlement de Paris n’a obtenu le rappel des exilés de la classe de Besançon. Cependant il faut tout tenter ; et si Jean-Jacques n’a pu disposer Mme de Luxembourg à parler fortement, j’écrirai fortement, moi chétif ; les petits réussissent quelquefois en donnant de bonnes raisons ; je saurai du moins précisément ce qu’on peut espérer sur l’abbé Morellet : c’est un devoir de tout homme de lettres de faire ce qu’il pourra pour le servir.

L’admission de M. Diderot à l’Académie ne me paraît point du tout impossible ; mais, si elle est impossible, il la faut tenter. Je regarde cette tentative, tout infructueuse qu’elle peut être, comme un coup essentiel. Je voudrais que, au temps de l’élection, il fît ses visites, non pas comme demandant la place précisément, mais comme espérant la première vacante, quand ses principes et sa conduite seront mieux connus. Je voudrais que dans ces visites il désarmât les dévots et ameutât les sages. Il dirait en public qu’il ne prétend rien ; il aurait au moins une douzaine de voix, ce serait un triomphe préliminaire. Il y a plus ; il se peut que Mme de Pompadour le soutienne, qu’elle s’en fasse un mérite et un honneur, qu’elle désabuse le roi sur son compte, et qu’elle se plaise à confondre une cabale qu’elle méprise.

Je suis encore assez impudent pour en écrire à Mme de Pompadour, si vous le jugez à propos ; et elle est femme à me dire ce qu’elle peut et ce qu’elle veut.

C’est donc à vous, mon cher philosophe, à préparer les voies, à être le vrai protecteur de la philosophie. Mettez-vous deux ou trois académiciens ensemble, prenez la chose à cœur ; si vous ne pouvez pas obtenir la majorité des voix, obtenez-en assez pour faire voir qu’un philosophe n’est point incapable d’être de l’Académie dont vous êtes. Il faudrait, après cela, le faire entrer dans celle des sciences.

Le cousin Vadé, le sieur Alethof, le frère de la Doctrine chrétienne[5], n’ont rien à se reprocher : ils ont fait humainement tout ce qu’ils ont pu pour rendre les ennemis de la raison ridicules ; c’est à vous à rendre la raison respectable. Tâchez, je vous en conjure, d’être de mon avis sur la démarche que je vous propose ; vous la ferez avec prudence : elle ne peut faire aucun mal, et elle fera beaucoup de bien.

Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite qui s’entendront ne réussissent pas après les exemples que nous avons de douze faquins[6] qui ont réussi ? Il me semble que le succès de cette affaire vous ferait un honneur infini. Adieu ; je recommande surtout la charité aux frères, et l’union la plus grande ; je vous estime comme le plus bel esprit de la France, et vous aime comme le plus aimable.

  1. Le duc de Choiseul. — Cette correspondance assez :  : active entre le ministre et le philosophe dut commencer vers le mois d’avril ou de mai 1759 ; mais, depuis cette époque jusqu’au mois de juin 1761, inclusivement, on n’a pu recueillir aucune de leurs lettres. (Cl.)
  2. Le duc de Choiseul, convaincu que la parodie (voyez tome XXXVII, page 33) où Cury se moquait du duc d’Aumont n’était pas de Marmontel, avait obtenu avec beaucoup de difficulté, pour celui-ci, une pension de mille écus sur le Mercure.
  3. Sa belle-fille.
  4. Nom que commença à prendre, en 1756, l’association des parlements.
  5. Noms sous lesquels Voltaire publia le Pauvre Diable, le Russe à Paris, et la Vanité; voyez tome X.
  6. Les douze apôtres. (B.)