Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4125

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 390-391).

4125. — DE M. CLÉMENT, DE DIJON.
Dijon, 17 mai 1760.

Monsieur, permettez qu’un de ceux qui aiment le plus les belles-lettres sans pouvoir les cultiver, et les génies qui les cultivent avec succès, vous renouvelle aujourd’hui des hommages sincères qui le flattent plus que vous. Les sentiments que mon ingénuité vous a découverts ont paru vous toucher ; je suis assez payé de ma tendresse, si vous l’avez sentie comme moi.

La bonté que vous m’avez témoignée m’engage à vous demander une grâce. Dans quelques moments que de tristes occupations laissent à mon goût pour la poésie, j’ai eu le dessein téméraire d’entreprendre une tragédie sur le sujet le plus singulier et le plus intéressant qui soit peut-être dans notre histoire moderne. C’est la mort de Charles Ier, et l’usurpation de Cromwell. Les difficultés de traiter ce sujet étaient grandes, et un an de travail ne les a pas encore surmontées. Je n’ai fait jusqu’ici que le plan de ma pièce, après l’avoir changé plusieurs fois, et brûlé impitoyablement un acte entier et plus qui ne répondaient pas à l’idée que je m’étais formée de la beauté de mon sujet. Je ne me suis cependant pas découragé, et j’ai recommencé de nouveau. Ce qui a cependant ralenti mon ardeur, c’est que j’ai appris que vous travaillez depuis quelque temps sur le même fond, et que vous donneriez tôt ou tard cette pièce au public.

Vous devez bien penser, monsieur, que ma témérité n’irait pas jusqu’à me donner un concurrent tel que vous. Il n’appartient qu’à peu de génies d’entrer dans la même lice que ses maîtres, et de les vaincre. J’abandonnerais bientôt mon dessein, si j’étais sûr qu’il fût le vôtre, d’autant plus que ce serait peut-être le seul ouvrage que je pusse faire pendant ma vie obscure, relégué dans le fond d’une ville où il y a des gens d’esprit qui ne s’en servent pas, et qui haïssent ou méprisent ceux qui s’en servent. Mes jours seront abrégés par le travail, seul bien, seul plaisir que la fortune n’a pu m’ôter : et Cromwell seul, à qui je donnerai tout ce que j’ai encore à vivre, conservera la mémoire d’un jeune homme qui fut vieux trop tôt, parce qu’il pensa de trop bonne heure.

Oui, monsieur, j’ai tâché de cultiver les Muses dès l’âge de sept ans ; et vous pouvez juger combien une étude assidue use la santé d’un enfant. Mais excusez-moi si je vous entretiens si longtemps de choses si peu intéressantes. Apprenez-moi donc, je vous prie, si je dois continuer mon projet, et si vous ne l’avez pas vous-même exécuté. Daignez m’éclairer de vos leçons ; j’en ai trop besoin, et mon zèle est trop vif pour que vous ne m’en donniez pas. Vos lumières pourront me découvrir des obstacles que je n’ai pas prévus, ou des beautés que je ne pouvais imaginer. Vous m’animerez dans un travail difficile, vous me montrerez les écueils. Je m’y précipiterais sans vous, et votre génie m’aidera à les franchir. Ne refusez pas, de grâce, un jeune homme qui cherche à s’instruire, et qui respecte ses maîtres ; qui vous aime parce qu’il aime vos ouvrages, et que votre âme y est ; qui vous doit tout, parce que vos écrits lui ont appris à penser.

Je suis, monsieur, avec toute l’estime du cœur, etc.


Clément.