Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4103

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 360-362).

4103. — À M. PILAVOINE,
à pondichéry.
Au château de Ferney, 23 avril.

Mon cher et ancien camarade, vous ne sauriez croire le plaisir que m’a fait votre lettre. Il est doux de se voir aimé à quatre mille lieues de chez soi. Je saisis ardemment l’offre que vous me faites de cette histoire manuscrite de l’Inde. J’ai une vraie passion de connaître à fond le pays où Pythagore est venu s’instruire. Je crois que les choses ont bien changé depuis lui, et que l’université de Jaganate[1] ne vaut point celles d’Oxford et de Cambridge. Les hommes sont nés partout à peu près les mêmes, du moins dans ce que nous connaissons de l’ancien monde. C’est le gouvernement qui change les mœurs, qui élève ou abaisse les nations.

Il y a aujourd’hui des récollets dans ce même Capitole où triompha Scipion, où Cicéron harangua.

Les Égyptiens, qui instruisirent autrefois les nations, sont aujourd’hui de vils esclaves des Turcs. Les Anglais, qui n’étaient, du temps de César, que des barbares allant tout nus, sont devenus les premiers philosophes de la terre, et, malheureusement pour nous, sont les maîtres du commerce et des mers. J’ai bien peur que dans quelque temps ils ne viennent vous faire une visite ; mais M. Dupleix les a renvoyés, et j’espère que vous les renverrez de même. Je m’intéresse à la Compagnie, non-seulement à cause de vous, mais parce que je suis Français, et encore parce que j’ai une partie de mon bien sur elle. Voilà trois bonnes raisons qui m’affligent pour la perte de Masulipatan.

J’ai connu beaucoup MM. de Lally[2] et de Soupire[3] celui-ci est venu me voir à mon petit ermitage auprès de Genève avant de partir pour l’Inde ; c’est à lui que j’adressai ma lettre[4] pour vous à Surate. N’imputez cette méprise qu’au souvenir que j’ai toujours conservé de vous. Je pense toujours à Maurice Pilavoine, de Surate ; c’était ainsi qu’on vous appelait au collége, où nous avons appris ensemble à balbutier du latin, qui n’est pas, je crois, d’un fort grand secours dans l’Inde. Il vaut mieux savoir la langue du Malabar.

Je serais curieux de savoir s’il reste encore quelque trace de l’ancienne langue des brachmanes. Les bramines d’aujourd’hui se vantent de la savoir ; mais entendent-ils leur Veidam ? Est-il vrai que les naturels de ce pays sont naturellement doux et bienfaisants ? Ils ont du moins sur nous un grand avantage, celui de n’avoir aucun besoin de nous, tandis que nous allons leur demander du coton, des toiles peintes, des épiceries, des perles et des diamants, et que nous allons, par avarice, nous battre à coups de canon sur leurs côtes.

Pour moi, je n’ai point encore vu d’Indien qui soit venu livrer bataille à d’autres Indiens, en Bretagne et en Normandie, pour obtenir, le crisk[5] à la main, la préférence de nos draps d’Abbeville et de nos toiles de Laval.

Ce n’est pas assurément un grand malheur de manquer de pêches, de pain, et de vin, quand on a du riz, des ananas, des citrons, et des cocos. Un habitant de Siam et du Japon ne regrette point le vin de Bourgogne. J’imite tous ces gens-là ; je reste chez moi ; j’ai de belles terres, libres et indépendantes, sur la frontière de France. Le pays que j’habite est un bassin d’environ vingt lieues, entouré de tous côtés de montagnes ; cela ressemble en petit au royaume de Cachemire. Je ne suis seigneur que de deux paroisses, mais j’ai une étendue de terrain très-considérable. Les pêches, dont vous me paraissez faire tant de cas, sont excellentes chez moi ; mes vignes mêmes produisent d’assez bon vin. J’ai bâti dans une de mes terres un château qui n’est que trop magnifique pour ma fortune ; mais je n’ai pas eu la sottise de me ruiner pour avoir des colonnes et des architraves. J’ai auprès de moi une partie de ma famille, et des personnes aimables qui me sont attachées. Voilà ma situation, que je ne changerais pas contre les plus brillants emplois. Il est vrai que j’ai une santé très-faible, mais je la soutiens par le régime. Vous êtes né, autant qu’il m’en souvient, beaucoup plus robuste que moi, et je m’imagine que vous vivrez autant qu’Aurengzeb[6]. Il me semble que la vie est assez longue dans l’Inde, quand on est accoutumé aux chaleurs du pays.

On m’a dit que plusieurs rajas et plusieurs omras ont vécu près d’un siècle ; nos grands seigneurs et nos rois n’ont pas encore trouvé ce secret. Quoi qu’il en soit, je vous souhaite une vie longue et heureuse. Je présume que vos enfants vous procureront une vieillesse agréable. Vous devez sans doute vivre avec beaucoup d’aisance ; ce ne serait pas la peine d’être dans l’Inde pour n’y être pas riche. Il est vrai que la Compagnie ne l’est point : elle ne s’est pas enrichie par le commerce, et les guerres l’ont ruinée ; mais un membre du conseil ne doit pas se sentir de ces infortunes.

Je vous prie de m’instruire de tout ce qui vous regarde, de la vie que vous menez, de vos occupations, de vos plaisirs, et de vos espérances. Je m’intéresse véritablement à vous, et je vous prie de croire que c’est du fond de mon cœur que je serai toute ma vie, monsieur, votre, etc.

  1. Voyez tome XXIV, page 148.
  2. Thomas-Arthur, comte de Lally, né à Romans en 1702, décapité le 9 mai 1766 ; voyez tome XV, pages 359 et suiv.
  3. Maréchal de camp depuis le mois de novembre 1756 ; cité dans les Fragments historiques sur l’Inde. tome XXIX, page 139.
  4. Lettre 3664.
  5. Ou crid, poignard dont se servent les Malais.
  6. Voyez la lettre 4230.