Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4097

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 355).

4097. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 16 avril 1760.

Vous ne savez pas, monsieur, pourquoi j’ai l’honneur de vous écrire aujourd’hui ? C’est pour vous dire que je suis transportée de joie de ce que vous êtes en vie. Jamais on n’a été plus affligé que je le fus samedi dernier à l’ouverture d’une lettre où l’on m’apprenait que vous étiez mort subitement ; je fis un cri, j’eus un saisissement qui sont des preuves bien sûres de tout ce que je pense pour vous : je fus dans ce moment aussi touchée, aussi pénétrée qu’on le peut être de la perte de l’ami le plus intime avec qui l’on passe sa vie. À ce sentiment il s’en joignit mille autres ; tout me sembla perdu pour notre nation, tout me parut rentrer dans le chaos, et je vis avec édification que cette nouvelle fit la même impression sur tout le monde. Je ne sais pas si vous avez des ennemis, des envieux, etc., mais je sais bien qu’à la nouvelle de votre mort vous n’aviez plus que des admirateurs ; chacun parla dans ce moment suivant sa conscience.

Mais savez-vous ce qui vous serait arrivé si vous étiez mort ? Vous auriez eu pour successeur l’évêque de Limoges[2] ; il aurait été bien embarrassé de faire de vous un saint. Savez-vous ce qui vous arrivera, si vous ne m’écrivez pas ? Je vous tiendrai pour mort, et je ferai dire des messes pour le repos de votre âme dans tous les couvents des jésuites ; je vous ferai louer, célébrer, canoniser par tous les Pompignan ; je vous attribuerai tous les petits écrits que l’on débite dans les maisons sous votre nom, et je ne me révolterai plus, comme j’ai fait jusqu’à cette heure que tous nos sophistes de philosophes prétendent faire cause commune avec vous. Ces pauvres gens-là sont bien morts de leur vivant, et vous, tout au contraire, vous vivez, et vivrez toujours après votre mort.

Vous êtes le plus ingrat et le plus indigne des hommes si vous ne répondez point à l’amitié que j’ai pour vous, et si vous ne vous faites pas une obligation et un plaisir d’avoir soin de mon amusement.

Tancrède, Zulime, la Vie du Czar, le Recueil de vos idées, ne verrai-je rien de tout cela ?

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Coetlosquet.