Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4094

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 352-353).

4094. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
15 Avril.


Puisque vous êtes si grand maître
Dans l’art des vers et des combats,
Et que vous aimez tant à l’être,
Rimez donc, bravez le trépas ;
Instruisez, ravagez la terre ;
J’aime les vers, je hais la guerre.
Mais je ne m’opposerai pas
À votre fureur militaire.
Chaque esprit a son caractère ;
Je conçois qu’on a du plaisir
À savoir, comme vous, saisir
L’art de tuer et l’art de plaire.


Cependant ressouvenez-vous de celui[1] qui a dit autrefois :


Et quoique admirateur d’Alexandre et d’Alcide,
J’eusse aimé mieux choisir les vertus d’Aristide.


Cet Aristide était un bon homme ; il n’eût point proposé de faire payer à l’archevêque[2] de Mayence les dépens et dommages de quelque pauvre ville grecque ruinée. Il est clair que Votre Majesté a encouru les censures de Rome, en imaginant si plaisamment de faire payer à l’Église les pots que vous avez cassés. Pour vous relever de l’excommunication majeure, je vous ai conseillé, en bon citoyen, de payer vous-même. Je me suis souvenu que Votre Majesté m’avait dit souvent que les peuples de…[3] étaient des sots. En vérité, sire, vous êtes bien bon de vouloir régner sur ces gens-là. Je crois vous proposer un très-bon marché en vous priant de les donner à qui les voudra.


Je m’imaginais qu’un grand homme,
Qui bat le monde et qui s’en rit,
N’aimait à dominer que sur des gens d’esprit,
Et je voudrais le voir à Rome.


Comme je suis très-fâché de payer trois vingtièmes de mon bien, et de me ruiner pour avoir l’honneur de vous faire la guerre, vous croirez peut-être que c’est par ladrerie que je vous propose la paix ; point du tout : c’est uniquement afin que vous ne risquiez pas tous les jours de vous faire tuer par des croates, des housards, et autres barbares, qui ne savent pas ce que c’est qu’un beau vers.

Vos ministres auront sans doute à Bréda de plus belles vues que les miennes. M. le duc de Choiseul, M. de Kaunitz[4], M. Pitt[5], ne me disent point leur secret. On dit qu’il n’est connu que d’un M. de Saint-Germain[6], qui a soupé autrefois dans la ville de Trente avec les Pères du concile, et qui aura probablement l’honneur de voir Votre Majesté dans une cinquantaine d’années. C’est un homme qui ne meurt point, et qui sait tout. Pour moi, qui suis près de finir ma carrière, et qui ne sais rien, je me borne à souhaiter que vous connaissiez M. le duc de Choiseul.

Votre Majesté m’écrit qu’elle va se mettre à être un vaurien ; voilà une belle nouvelle qu’elle m’apprend là ! Eh, qui êtes-vous donc, vous autres maîtres de la terre ? Je vous ai vu aimer beaucoup ces vauriens de Trajan, de Marc-Aurèle et de Julien ; ressemblez-leur toujours, mais ne me brouillez pas avec M. le duc de Choiseul, dans vos goguettes.

Et sur ce, je présente à Votre Majesté mon respect, et prie honnêtement la Divinité qu’elle donne la paix à ses images.

  1. Dans son Épître à mon esprit (v. 289-290), le roi de Prusse avait dit :

    Mais quoique admirateur de César et d’Alcide,
    J’aurais suivi par goût les vertus d’Aristide.

  2. Jean-Frédéric-Charles, mort en 1763 ; voyez tome XIII, page 209.
  3. Les peuples de Westphalie, sans doute.
  4. Voyez la lettre 4009.
  5. William Pitt, premier comte de Chatham, mort en 1778.
  6. Voyez la note sur la lettre 4112.