Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 4009

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 263-265).

4009. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 décembre.

Ma dernière lettre[1] était déjà partie, et mon cœur avait prévenu le vôtre, mon respectable ami, avant que je reçusse les dernières marques de votre amitié et de votre confiance. Vous me confirmez tout ce que j’avais imaginé, votre douleur raisonnable, et les consolations de M. le duc de Choiseul. Il me semble que sa belle âme était faite pour la vôtre. En qui peut-il mieux placer sa confiance qu’en tous ? N’a-t-il pas de la modestie à lui à penser que c’est le ministère d’Angleterre qui jette les premiers fondements de la paix ? Mais n’y a-t-il pas aussi un peu d’insolence à moi à penser que je crois savoir que c’est M. le duc de Choiseul lui-même qui a tout préparé, et que c’est sur une de ses lettres, envoyée certainement à Londres, que M. Pitt s’est déterminé ? M. le duc de Choiseul lui-même ne m’ôterait pas de la tête qu’il est le premier auteur de la paix que toute l’Europe, excepté Marie-Thérèse, attend avec empressement. Cependant si Luc pouvait être puni avant cette heureuse paix ! si, le chemin de la Lusace et de Berlin étant ouvert par le dernier avantage du général Beck, quelque Haddick[2] pouvait aller visiter Berlin ! Vous voyez, divin ange, que, dans la tragédie, je veux toujours que le crime soit puni.

On parle d’une grande bataille donnée le 6 entre Luc et l’homme à la toque bénite[3] ; on la dit bien meurtrière. Trois lettres en parlent ; il n’y a peut-être pas un mot de vrai ; nous ne le saurons que dans deux jours. Je m’intéresse bien vivement à cette pièce. Dès que les Autrichiens ont un avantage, M. le comte de Kaunitz[4] dit à Mme de Bentinck : « Écrivez vite cela à notre ami. » Dès que Luc a le moindre succès, il me mande : « J’ai frotté les oppresseurs du genre humain. » Cher ange, dans ces horreurs, je suis le seul qui aie de quoi rire ; cependant je ne ris point, et cela à cause des culs noirs, des annuités, des loteries, et de Pondichéry : car sempre temo per Pondichery.

Pour nos Chevaliers[5], ils sont à vos ordres. Il faudra s’attendre aux insultes de ce polisson de Fréron, aux cris de la canaille. Je me préparerai à tout en faisant mes Pâques dans ma paroisse : je veux me donner ce petit plaisir en digne seigneur châtelain. Et ce M. d’Espagnac ! quel homme ! quel grand chambrier ! quel minutieux seigneur ! Il ne finira donc jamais ? Mais, à propos, je vous prépare des gantelets, des gages de bataille pour Pâques. Et pourquoi ne pas jouer Rome sauvée sur votre vaste théâtre cet hiver ? pourquoi ne pas entendre les cris de Clytemnestre[6] ? ne faut-il rien hasarder ? Mille tendres respects à Mme Scaliger.

  1. Sans doute la lettre 3999.
  2. Haddick, entré à Berlin le 16 octobre 1757, avec quatre mille hommes seulement, y avait levé, au nom de Marie-Thérèse, une contribution de 800,000 fr. Tottleben, l’un des généraux d’Elisabeth, exécuta un semblable coup de main sur Berlin le 9 octobre 1769.
  3. Daun.
  4. Venceslas de Kaunitz-Rietberg, qui porta plus tard le titre de prince. Il avait beaucoup contribué au traité de 1756, si funeste à la France.
  5. Tancrède.
  6. Dans la tragédie d’Oreste.