Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4080

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 338-340).

4080. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
26 mars.

Ange toujours gardien, je n’ai qu’un moment : il sera consacré aux actions de grâces, non pas pour le grand chambrier[1], non pas même pour le prince[2] du sang, mais pour vous seul. Il faut que vous sachiez encore que M. Budée de Boisy, qui m’a vendu la terre de Ferney, veut absolument que je vous sollicite encore auprès de M. de Courteilles pour je ne sais quel procès[3] auquel je ne m’intéresse guère. Je lui ai donc donné une lettre pour vous, qu’on vous présentera sans doute. Voilà comme nous sommes faits, nous autres provinciaux ; nous pensons qu’avec une lettre de recommandation on réussit à tout à Paris. Je ne vous ai point écrit de lettre de recommandation pour nos Chevaliers ; je m’en soucie pourtant un peu plus que du procès de M. de Boisy ; mais je ne suis point du tout empressé de me faire juger, quoique au fond je croie ma cause bonne. Vous voulez un chant de la Pucelle : eh, mon Dieu ! mon cher ange, que ne parliez-vous ? vous en aurez deux au lieu d’un. J’avais imaginé qu’un ministre[4] ne se mettait pas en peine de ces facéties ; mais, puisque vous en êtes curieux, vous serez servi : vers et prose, tout est à vous.

Au milieu de mes douces occupations, je suis fâché ; on nous a pris Masulipatan, on nous prendra Pondichéry ; il y a un an que je le dis. Je plains infiniment M. le duc de Choiseul : on lui a donné notre pauvre vaisseau à conduire au milieu du plus violent orage. J’ai eu longtemps dans la tête que si Luc voulait céder quelque chose, vous pourriez, en ce cas, vous débarrasser avec bienséance du fardeau et des chaînes que l’Autriche vous fait porter ; mais je ne vois qu’un petit coin, et pour bien voir il faut embrasser tout l’édifice. J’ai une étrange idée ; je soupçonne que le roi de Portugal, que Luc appelait le chose[5] de Portugal, pourrait bien perdre son chose, son royaume ; que le roi d’Espagne pourrait bien, dans peu, tenter cette conquête ; le temps est assez favorable ; les jésuites sont gens à lui promettre le paradis en sus, pour sa peine ; ils ne s’endorment pas. Le chose de Portugal n’est pas aimé, son ministre[6] est détesté : belle occasion pour un roi d’Espagne, qui a de l’argent et des troupes, de faire rebâtir Lisbonne.

Je ne peux aimer Luc, car je le connais ; mais il vaut mieux que le chose du Portugal. Nous verrons comment il se tirera d’affaire cette année. Mais nous, que ferons-nous ? Rien sur mer, et peut-être des sottises sur terre. Plaisante saison pour mettre un héros français sur le théâtre !

M. le duc de La Vallière a donc fait l’histoire chronologique de l’Opéra : c’est quelque chose ; il y a encore du génie en France.

Je vous adore.

  1. L’abbé d’Espagnac.
  2. Le prince de La Marche ; voyez la note sur la lettre 3911.
  3. Il en est question dans la lettre 3485.
  4. D’Argental était ministre plénipotentiaire du duc de Parme.
  5. Voyez lettre 3956.
  6. Séb.-Jos. Carvalho, plus connu sous le nom de marquis de Pombal.