Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3911

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 155-157).
3911. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 19 août.

Mon divin ange, est-ce que M. Fatema[1] n’aurait pas trouvé grâce devant vos yeux ? Voici, pour vous réjouir, un gros paquet contenant des choses délicieuses, un billet de M. Fabry, fermier de Gex, c’est-à-dire son reçu de son tiers de lods et ventes : quelle lecture agréable ! et puis une lettre à M. l’abbé d’Espagnac, pleine de jérémiades sur le sort des pauvres seigneurs de château ; et une lettre à. M. de Chauvelin l’ambassadeur. Je me console au moins avec lui de cet embarras d’affaires. Savez-vous que je passe les jours entiers dans ces discussions de toute espèce ? Il faut s’accoutumer à tout. Cette vie-là ne me déplaît point, elle est toute remplie. Il est plus doux qu’on ne pense de planter, de semer et de bâtir. Je me plains toujours, selon l’usage ; mais, dans le fond, je suis fort aise.

Je réserve les chevaliers pour le temps des vendanges. Vous, mon cher ange, et M. de Chauvelin, qui daignez être mes médiateurs avec M. d’Espagnac, vous n’échouerez pas dans votre négociation. Lisez ma lettre à M. d’Espagnac, et vous verrez si j’ai raison ; lisez aussi ma dépêche à M. de Chauvelin, et vous jugerez si le conseil de monseigneur le comte de La Marche[2] n’a pas beaucoup de torts.

Enfin donc je crois que mes Russes sont près du grand Glogan. Qui croirait que la Barbarini va être assiégée par mes Russes, et dans Glogau ? destinée ! Je n’aime point Luc, il s’en faut beaucoup ; je ne lui pardonnerai jamais ni son infâme procédé avec ma nièce, ni la hardiesse qu’il a de m’écrire deux fois par mois des choses flatteuses sans avoir jamais réparé ses torts. Je désire beaucoup sa profonde humiliation, le châtiment du pécheur ; je ne sais si je désire sa damnation éternelle.

Mon divin ange, vous ne m’écrivez point ; vous ne me dites rien des succès de M. le comte de Choiseul à la cour de Vienne. Je sais sans vous qu’il y réussit beaucoup. Je suis toujours enchanté de M. le duc de Choiseul, et si enchanté que je ne lui demande rien. Je ne veux point du tout l’importuner pour ma terre viagère de Tournay ; je veux qu’il sache que je lui suis attaché par goût, par reconnaissance, et que l’intérêt ne déshonore point mes sentiments généreux.

Comment se porte madame Scaliger[3] ? Je suis à ses pieds, et bientôt je travaillerai sur ses commentaires. Adieu, divins anges ; je souhaite à votre nation tous les succès possibles dans le continent et dans les îles. À propos, parlez-vous italien ? Mille respects à tout ange.

  1. Nom sous lequel Voltaire donna Socrate ; voyez tome V, page 359.
  2. Louis-François-Joseph de Bourbon, né en 1734, comte de La Marche, devenu prince de Conti en 1776, mort, en 1814, à Barcelone ; Voltaire, dans sa lettre 4080, le désigne par le titre de prince du sang.
  3. Madame d’Argental.