Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4054

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 310-312).

4054. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
20 février.

Je me hâte, monsieur, de vous remercier de toutes vos bontés et de toutes vos judicieuses réflexions. Ce qui concerne les fêtes, inventées par les cabaretiers et les filles, n’était qu’une consultation à laquelle vous avez très-bien répondu. Il est triste qu’un parlement ne soit pas le maître de la police, et qu’il soit de droit divin de s’enivrer et de gagner… le jour de Saint-Simon, Saint-Jude et Saint-André. Je sais que les curés ont le droit arbitraire de permettre qu’on recueille et qu’on ensemence ; il est bien plaisant que cela dépende de leur volonté. Le curé de Ferney est fâché de n’avoir pu m’enlever encore mes dîmes inféodées. Mes domestiques sont suisses et huguenots ; mon évêque, savoyard[2] : je ferai avec eux tout ce que je pourrai.

Quant à la Perrière, je demande simplement qu’on me signifie un titre, un exemple[3]. Je ne fais point de procès : je demande qu’on me mette en possession de cette justice en vertu de laquelle on me demande de l’argent. J’offre l’argent ; je présente seulement requête pour avoir une quittance. Est-il possible qu’on soit seigneur haut-justicier sans titre, et qu’on vienne saisir mes bestiaux sans aucune allégation ?

Vous me parlez, monsieur, d’une déclaration d’un nommé Ritener. Hélas ! je n’ai vu ni cette déclaration, ni aucune pièce du procès, ni aucun titre. Encore une fois, Ritener est un Suisse qui ne sait certainement pas si la Perrière est en Savoie ou en France ; il sait seulement que c’est un bouge qui sera toujours bouge, et je ne vois pas où est l’avantage de passer pour seigneur haut-justicier d’un bouge qui est dans le fief d’un autre.

Vous pouvez être très-sûr que dès que j’aurai consommé l’achat[4] de Tournay, je résignerai ce ridicule honneur.

Il y a, monsieur, un petit embarras pour les lods et ventes de Tournay, et je travaille à le faire lever. Permettez-moi, en attendant, de vous réitérer mes prières pour que Girod me communique tous les titres et tous les droits de la terre ; il est bien étrange qu’on ne m’ait pas encore communiqué un seul papier.

J’ose encore vous prier de m’indiquer un procureur, le moins fripon qu’on puisse trouver au parlement de Dijon, où l’on dit qu’ils le sont moins qu’ailleurs. Je vous serai très-obligé.

Permettez-moi de recourir encore à vos bontés pour une autre affaire qui rend les terres du pays de Gex bien désagréables : c’est celle de la saisie de mes blés de Ferney, le 24 janvier. C’est une avanie de Turc qu’on punit chez les Turcs. C’est un faux procès-verbal antidaté par les commis ; c’est une double déclaration du receveur et du contrôleur du bureau, qui avoue le crime de faux ; c’est une violence et une friponnerie, non pas inouïe, mais intolérable. Je vous avoue que, si je n’en ai pas raison, je vais affermer Ferney, Tournay, et mes autres domaines comme je pourrai, et que je mourrai dans mes Délices, sans remettre le pied sur la frontière de votre pays. J’ai cherché dans ma vieillesse la liberté et le repos ; on me les ôte. J’aime mieux du pain bis en Suisse que d’être tyrannisé en France.

Si vous daignez vous donner la peine de lire les pièces chez M. Dubut, vous me ferez un grand plaisir.

Vous verrez, par cette aventure, combien le pays de Gex a intérêt à s’accommoder avec les fermiers généraux. Je conçois qu’il y a des difficultés dans le projet de la compagnie qui se présente ; mais ce projet sera aisément accepté et solidement formé, si le contrôleur général le veut. Mon avis, à moi, serait qu’on donnât au roi 300,000 livres, ou même 400,000, au nom de la province, et que la province obtînt arrêt du conseil qui la détachât des cinq grosses fermes, moyennant une petite indemnité par an qu’elle payerait à nos seigneurs. Il y aurait encore beaucoup à gagner pour la province et pour la compagnie. Si monsieur l’intendant prend à cœur cette affaire, elle se fera ; mais, si elle n’est pas conclue à Pâques, je ne m’en mêle plus.

Vous avez donc lu le roi de Prusse ? S’il s’en était tenu à tenir la balance de l’Allemagne, s’il n’eût point crocheté les coffres de la reine de Pologne, s’il n’eût point pillé tant de vers et tant de villes, vous lui pardonneriez de penser comme Lucrèce, Cicéron et César. C’est à nos faquins de molinistes et de jansénistes qu’il ne faut pas pardonner.

J’aurai l’honneur de vous envoyer incessamment le résultat des sentiments de notre petite compagnie.

Je vous présente mes respects.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre ne se trouve pas dans la correspondance publiée par M. Foisset.
  2. Biort.
  3. On voulait faire payer à Voltaire, comme seigneur haut-justicier de la Perrière, les frais d’un procès fait à un paysan nommé Panchaud.
  4. Voltaire avait la jouissance viagère de Tournay, et il songeait alors à se rendre propriétaire du domaine.