Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4048

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 302-303).

4048. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 février.

Divin ange, Spartacus est-il joué ? a-t-il réussi ? Je ne sais rien, je suis enterré dans mes Délices ; les Géorgiques me poursuivent, je quitte la charrue pour prendre la plume. Vous me direz : Que ne vous servez-vous de cette plume pour regriffonner quelques vers de la Chevalerie ? Patience, tout viendra. Cet hiver n’a pas été le quartier de Melpomène chez moi ; il faut un peu varier. Je mourrais d’ennui si je n’avais pas cent choses à faire. J’ai eu une violente querelle pour mon pain avec les commis des fermes ; j’ai fait des écritures ; je négocie avec les Soixante ; chacun a ses peines. Je voudrais seulement que vous vissiez le plan de mon château ; il vaut pour le moins un plan de tragédie. C’est Palladio tout pur, et vous ne sauriez croire combien ces occupations sont satisfaisantes, combien elles consolent de ces chiens de bureaux, de ces chiens de commis. Mais, mon cher ange, vous verrez mardi cet homme dont je suis fou, M. le duc de Choiseul. Les lettres dont il m’honore m’enchantent. Dieu le bénira, n’en doutez pas ; il a la physionomie heureuse. Je sais bien qu’il ne donnera pas de flottes à M. Berryer ; et, quand il en donnerait, autant de perdu ;


Non illi imperium pelagi · · · · · · · · · ·

(Virg. Æneid., I, v. 142.)

Nous avons à Pondichéry un Lally[1], une diable de tête irlandaise qui me coûtera, tôt ou tard, vingt mille livres tournois annuelles, le plus clair de ma pitance ; mais M. le duc de Choiseul triomphera de Luc de façon ou d’autre, et alors quelle joie ! J’imagine qu’il vous montrera mes impertinentes rêveries. Savez-vous bien que Luc est si fou que je ne désespère pas de le mettre à la raison ? C’est bien cela qui est une vraie comédie. Je voudrais que vous me donnassiez vos avis sur la pièce.

Écrivez-moi donc un petit mot ; dites-moi des nouvelles de la santé de Mme Scaliger. Dites-moi, je vous en prie, s’il est vrai que le Père Sacy[2], jésuite, ait été condamné par corps aux consuls, pour une lettre de change de dix mille écus. Mais parlez-moi donc des Poëshies de cet homme qui a pillé tant de vers et de villes. Est-il vrai qu’on ait défendu son œuvre[3] ? Allons, maître Joly, bavardez ; messieurs, brûlez.


Ma foi, juge et rimeu, il faudrait tout lier.

(Racine, les Plaideurs, acte I, scène viii.)

Que je vous aime, mon cher ange !

  1. Père de celui qui est mort le 11 mars 1830. (Cl.)
  2. Voyez tome XVI, pages 100 et suiv.
  3. L’Épître au maréchal Keith, imitation du livre III de Lucrèce, sur les vaines terreurs de la mort et les frayeurs d’une autre vie (voyez lettres 4105 et 4136), avait beaucoup scandalisé.