Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4043

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 296-297).

4043. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 8 février 1760.

Vous comptez avec moi bien ric à ric, monsieur, et vous ne m’écririez jamais si ce n’était en réponse. Depuis votre dernière lettre, j’ai presque toujours été malade. J’aurais eu grand besoin que vous eussiez pris soin de moi ; tout ce qui me vient de vous me tire de la léthargie qui devient presque mon état habituel ; jamais vos lettres ni vos ouvrages ne peuvent arriver mal à propos, je vous trouve le seul homme vivant qui soit sur terre ; tout ce qu’on lit, tout ce qu’on entend, est semblable aux commentateurs de votre Temple du Goût, qui disent ce qu’on pensa, mais qui ne pensent point ; enfin tout ceci ressemble aux limbes. Au nom de Dieu, tirez-moi de mon ennui, et soyez sûr que quand même on attaquerait les rentes viagères, vos lettres et vos ouvrages ne m’en feraient pas moins plaisir.

On m’a dit qu’on travaillait à une nouvelle édition de toutes vos œuvres, et qui sera plus complète que celle que vous avez donnée en dernier lieu ; mandez-moi si cela est vrai. Comme je n’ai point eu cette dernière, j’attendrai celle-là ; ce n’est point vous, à ce qu’on dit, qui la faites faire ; mais ne pourrez-vous pas toujours avoir soin qu’elle soit bien faite ?

Je vous dirai que je suis très-convaincue que la Mort et l’Apparition du Père Berthier n’est pas de M. Grimm, ni de quelque autre à qui l’on en a donné le blâme, et à qui, moi, je n’en fais pas honneur ; j’ai porté mon jugement sur cette petite brochure, et vous prendriez vous-même une peine inutile en voulant m’en faire revenir. Pour la Femme qui a raison, vous savez de qui elle est, et je ne le devine pas.

Nous avons les Poésies du roi de Prusse ; j’en ai lu très-peu de chose, et je vous prie de ne me point condamner à en lire davantage.

Si vous reveniez dans ce pays-ci, monsieur, vous ne le reconnaîtriez pas. Je suis réellement fâchée que vous n’ayez point acheté Craon ; le projet de vous y voir n’aurait point été une chimère. Mme de Mirepoix aurait été ravie de faire ce marché avec vous ; ce n’est point sa faute s’il n’a pas réussi. Elle trouve le portrait que vous m’avez fait du Père de Menoux très-exact et très-fidèle.

Je comprends très-aisément que vous ne regrettiez point ce pays-ci ; mais je vous prie d’avoir assez bonne opinion de moi pour comprendre combien je vous regrette. Vous seriez bien nécessaire pour empêcher la perte totale du goût.

Je ne vous parle point des affaires publiques et politiques ; les gazettes vous en instruisent : vous voyez comme tout cela va. L’apparition de M. Silhouette détruit le crédit, et semble avoir ôté toute ressource. On nous menace tous les jours d’impôts terribles, mais on ne sait comment s’y prendre pour les établir. Mais qu’est-ce que tout cela nous fait, pour quatre jours qu’il nous reste à vivre ? Il ne s’agit que de se bien porter, et de ne point s’ennuyer ; c’est à vous seul que j’ai recours pour ce dernier article : vous êtes le seul saint devant qui je brûle ma chandelle. Au nom de Dieu, envoyez-moi tout ce que vous faites, tout ce que vous avez fait que je ne connais pas, et tout ce que vous ferez ; soyez sûr que je n’en mésuserai pas ; ma société est fort circonscrite, et ce n’est qu’à elle que je fais part de vos lettres et de ce qui me vient de vous.

J’ai trouvé la petite histoire du Bramin dans une maison : vous l’avez envoyée ou donnée à d’autres qu’à moi. On m’a parlé aussi d’un dialogue d’un jésuite et d’un bramin ; on m’a promis de me le faire avoir.

Je vous prie, monsieur, de m’accorder toute préférence ; je vous paraîtrai bien vaine, mais je ne puis m’empêcher de vous dire que je la mérite. Je suis accoutumée à votre ton, à votre style, et j’éprouve tous les jours que, quoique fort inférieure en lumière à ceux avec qui je raisonne, j’ai le goût plus sûr qu’eux.

Adieu, monsieur, c’est assez me louer ; vous m’apprendrez si j’ai tort ou raison, par la façon dont vous me traiterez. N’aurons-nous pas incessamment la Vie du czar ?


  1. Correspondance complète, édit. Lescure, 1865.