Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4039

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 292-294).

4039. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
Aux Délices, Ier février.

Mon divin ange, j’ai reconnu au moins cinq cents de mes enfants dans la famille royale de Prusse[2]. Nous verrons ce que diront les dévots de l’épître sur la mort du maréchal Keith[3] et de ce petit paragraphe honnête : Allez, lâches chrétiens. Maître Joly de Fleury assemblera-t-il les chambres pour faire brûler le roi de Prusse ? Je ne crois pas qu’il l’ose, car, après tout, deux ou trois Piosbachs mèneraient l’auteur à Paris, et maître Joly passerait mal son temps. Il faut avouer que c’est dommage qu’un roi si philosophe, si savant, si bon général, soit un ami perfide, un cœur ingrat, un mauvais parent, un mauvais maître, un détestable voisin, un allié infidèle, un homme né pour le malheur du genre humain, qui écrit sur la morale avec un esprit faux, et qui agit avec un cœur gangrené. Je lui ai enseigné du moins à écrire. Vous savez comme il m’a récompensé. Ce qui me console, c’est que M. le duc de Choiseul est, révérence parler, une bien aimable créature ; c’est que son esprit est juste et son cœur noble.

Vous êtes instruit, à ce que je crois, des vers abominables que Luc[4] avait faits contre le roi. Vous verrez à la fin du poëme de la Guerre l’antidote de ce poison ; c’est un éloge de Louis XV, qui est à peu près de ma façon. Mais Louis XV n’en saura rien ; il aimera mieux être loué du roi de Prusse que de moi.

Je vois, indépendamment de tous ces vers, que nous ferons une campagne. Savez-vous que les Anglais envoient une flotte à la Martinique, une dans la mer Baltique, une à Pondichéry ? Et c’est surtout pour mon Pondichéry que je tremble ; si on le prend, je demanderai une pension sur le Mercure.

Ce Marmontel est un vilain homme ; il a travaillé à cette infâme rapsodie. Les sorciers qui invoquent le diable avec des passages de l’Écriture ne sont pas si coupables, à beaucoup près, qu’un homme qui fait servir les plus beaux vers de Corneille à une méchanceté si plate, si basse et si atroce. Le misérable n’est pas assez puni[5].

Il faut que je vous confie, mon cher ange, que j’ai envoyé la Chevalerie à M. le duc de Villars, avec une critique sanglante que j’avais faite de ma pièce. Il m’a répondu qu’il trouvait la critique mauvaise et la pièce bonne, qu’il l’avait lue trois fois, qu’il y avait toujours pleuré. Il m’a renvoyé mon Tancrède, et m’a juré qu’il n’en avait point tiré de copie. Cela m’encourage un peu. J’étais bien timide et bien dégoûté ; je ne dis pas que j’aie un courage de téméraire, mais ma peur est diminuée. Vous aurez incessamment Zulime replâtrée et Tancrède raboté.

Je songe actuellement à mon pain. Vous savez que je n’ai acheté des terres au pays de Gex que pour avoir du pain. Or il y a une armée d’alguazils, ennemis du genre humain, entre Ferney, Tournay et les Délices. Il faut livrer bataille pour faire venir dans ma maison les blés et l’avoine de mes champs. J’ai actuellement un procès par devant le frère[6] de maître Joly pour mon blé, mes chevaux, mes bœufs, qu’un très-insolent commis a saisis contre tout droit et raison. J’ai écrit au contrôleur général, aux fermiers généraux, à l’intendant, au subdélégué. Franchement, il est horrible de ne pouvoir manger en paix le blé qu’on a semé.

Je n’ose, dans la crise des affaires publiques, écrire à M. le duc de Choiseul, Je ne l’ai que trop importuné, et je crains de fatiguer ses bontés en le conjurant d’interposer son crédit. Je crois qu’il n’y a que la France au monde où il ne soit pas permis de jouir de ses moissons.

Mon cher ange, je me suis ruiné à acheter, à cultiver, à embellir des terres ; et tout ce que j’en retire, c’est de la difficulté et un procès pour manger mon pain. Il faut avoir plus de patience que je n’en ai pour soutenir une telle vexation. Je suis au bout de ma patience.

J’abuse de la vôtre par cette longue lettre ; mais lisez encore, si vous en avez le courage. Voici, puisque vous voulez bien le permettre, une lettre pour M. l’abbé d’Espagnac. On se trompe dans sa propre cause ; je n’ose assurer que ma demande soit juste, mais j’avoue qu’elle me le paraît. Il ne me manque plus qu’un procès pour les terres qui m’ont ruiné, et voilà la pièce finie. Était-ce pour cela que j’avais cherché la paix entre le mont Jura et les Alpes ? Allons, courage ! Comment se porte Mme d’Argental depuis le dégel ? Je me mets à ses pieds, mon divin ange.

P. S. J’ajoute à mon épître que le duc de Villars, en pleurant, trouve des vers faibles. Allons, cherchons-les, nous les trouverons bien. Corrigeons, limons, rabotons, polissons ; vilain travail, et travail vilain !

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. C’est-à-dire cinq cents vers de moi dans les Poésies du philosophe de Sans-Souci. (G. A.)
  3. Êpître au maréchal Keith, imitation du livre III de Lucrèce sur les vaines terreurs de la mort et les frayeurs d’une autre vie.
  4. Voyez les Mémoires de Voltaire.
  5. L’auteur de la parodie de la grande scène de Cinna, Bay de Cury, perdit, pour cette farce, l’intendance des Menus-Plaisirs, et Marmontel, à qui on l’avait d’abord attribuée, le privilège du Mercure ; voyez tome XXXVII, page 33.
  6. Intendant de Bourgogne.