Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4025

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 281-282).

4025. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 janvier.

Je conçois très-bien, mon divin ange, que vous enverrez plus d’un courrier pour raccommoder la balourdise de ce monsieur, soi-disant d’Aragon, qui stipula si mal les intérêts du duc de Parme dans le traité croqué d’Aix-la-Chapelle[1]. Cet homme cependant passait pour un aigle. J’ai vu en ma vie bien des hiboux se croire aigles. Et que dirons-nous de ceux qui nous ont attiré cette belle guerre avec l’Angleterre, en ne sachant pas ce que c’était que l’Acadie ? Mon cher ange, le monde va comme il peut. Je n’ai d’espérance que dans M. le duc de Choiseul. Mes annuités, actions, billets de loterie, font mille vœux pour lui.

Le tripot consolerait un peu de toutes les misères qui nous accablent ; mais, divin ange, j’ai fait bien des réflexions. Si la pièce réussit, peu de plaisir m’en revient, comme je vous l’ai déjà dit ; si elle tombe, force tribulations me circonviennent : parodies, brochures, foire, épigrammes, journaux, tout me tombe sur le corps. J’ai soixante et six ans, comme vous savez, et je ne veux plus mourir de la chute d’une pièce de théâtre.

Je vous enverrai, n’en doutez pas, la Chevalerie, à laquelle je ne peux plus rien faire ; mais je vous supplierai de ne la donner qu’à bonnes enseignes, supposé même que vous daigniez vous amuser encore à ces bagatelles, après les impertinences d’Auguste et de Cinna. J’ai lu cette sottise, et j’ai été bien étonné qu’on l’attribuât à Marmontel[2].

À l’égard de Luc, je n’ai fait autre chose qu’envoyer à M. le duc de Choiseul les lettres qu’il m’écrivait, pour lui être montrées. Je n’ai été qu’un bureau d’adresse. Il voit d’un coup d’œil ce qu’il peut faire de ces épîtres, si tant est qu’on en puisse faire quelque chose. Mais j’ai demandé à M. le duc de Choiseul une autre grâce, qui n’a nul rapport à Luc : voici de quoi il est question. Il faut plaire aux gens avec qui l’on vit. Le conseil de Genève a condamné à 10,000 livres d’amende un citoyen qu’il aime, et qu’il a condamné malgré lui, sur une contravention faite par son commis, dans son commerce avec la France. Son procès a été fait à la réquisition du résident du roi à Genève[3]. Le coupable en question se nomme Prévost : il est le moins coupable de tous ceux qui étaient dans le même cas ; ce cas est la contrebande. Ce Prévost est ruiné : il a une femme qui pleure, des enfants qui meurent de faim. Le conseil veut bien lui remettre une partie de sa peine, mais il ne peut pas avoir cette condescendance sans savoir auparavant si M. le duc de Choiseul le trouve bon. Il ne veut pas en parler à M. de Montpéroux, résident de France, de peur de se compromettre, et de compromettre même le résident. On s’est donc adressé à moi. J’ai pris la liberté d’en écrire à M. le duc de Choiseul, et je vous conjure seulement d’obtenir qu’il vous dise qu’on peut faire grâce à ce pauvre diable, et qu’il n’en saura rien. Faites cette bonne œuvre le premier mardi, mon divin ange ; on ne peut mieux employer un mardi.

Joue-t-on le Gladiateur[4] ? Espère-t-on quelque chose de M. Bertin[5] ? Avez-vous vu M. Tronchin de Lyon ? Avez-vous reçu quelque consolation de Cadix ? Payera-t-on nos rentes ? Madame Scaliger, comment vous portez-vous ? Je baise bien tendrement le bout de vos ailes ; autant fait Mme Denis.

Vraiment, mon divin ange, j’oubliais l’abbé d’Espagnac. Je ne croyais pas qu’avec de l’argent vous eussiez besoin d’un pouvoir. Votre nom seul est pouvoir ; mais voilà la pancarte que vous ordonnez.

  1. Du mois d’octobre 1748.
  2. La parodie de la scène ire de l’acte II de Cinna, dont nous avons parlé tome XXXVII, page 33.
  3. Montpéroux.
  4. Spartacus.
  5. Henri-Léonard-Jean-Baptiste Bertin, lieutenant général de police en octobre 1757, et contrôleur général des finances le 21 novembre 1759, ministre d’État en 1762.