Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3973

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 222-223).

3973. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Tournay, par Genève, 12 novembre.

Madame, la lettre dont Votre Altesse sérénissime m’honore, en date du 1er novembre, ne m’est venue qu’après la liberté que j’ai prise de vous adresser un nouveau paquet. Je suis persuadé que la personne[2] à qui il est destiné ne peut faire un meilleur usage de son esprit et de ses lumières qu’en les employant, madame, à remplir vos vues salutaires. Le panégyriste du cordonnier peut se tirer une grande épine du pied. Votre Altesse sérénissime sent bien que je ne vois toutes ces belles choses qu’à travers un brouillard épais, et qu’il ne m’appartient pas même d’oser penser sur des objets qui ne sont à la portée que des personnes de votre rang et de votre mérite. Je dois me borner aux souhaits. Le plus vif, le plus empressé est de tous faire ma cour.

Je voudrais mettre à vos pieds les petits amusements dont elle me fait l’honneur de me parler. Il a bien fallu, madame, égayer un peu dans mes douces retraites le tableau des malheurs du genre humain. L’ambassadeur de France à Turin[3] m’a trouvé dans mon petit château, jouant la comédie. Cela n’a pas l’air d’un homme à intrigues ; aussi je ne connais d’autres intrigues que celles des pièces de théâtre. Je joue les rôles de vieillard d’après nature. Il a été un temps que ma pauvre nièce aurait joué de même les héroïnes infortunées ; mais, Dieu merci, les choses ont changé, et nous ne songeons plus à Francfort que pour en rire.

Je ne manquerai pas, madame, d’envoyer à Votre Altesse sérénissime la pièce nouvelle que nous avons représentée ; il y a quelques endroits à retoucher. Les acteurs, excepté moi, étaient bien meilleurs que la pièce. Nous ne pouvons venir jouer devant vous, madame, comme faisaient autrefois les troubadours ; mais Dieu veuille que je puisse me venir mettre à vos pieds sur la fin de l’hiver ! La grande maîtresse des cœurs daignerait-elle me revoir avec quelque plaisir ?

Pour moi, madame, avec quel transport je viendrais rendre encore mes hommages à ce que j’ai vu de plus respectable et de plus aimable, et lui renouveler mon profond respect.

  1. Editeurs, Bavoux et François.
  2. Le roi de Prusse. Il s’agit de secrètes propositions de paix. (A. F.)
  3. Le marquis de Chauvelin.