Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3959

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 206-207).

3959. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
(Premiers jours de novembre 1759.)

Vous m’avez trop accoutumé, monsieur, à l’agrément de vos lettres pour que je puisse vous laisser encore dans ce long silence que vous gardez avec moi. Je ne puis oublier ce vieux Tournay que vous avez voulu rajeunir, et bien moins encore la personne agréable qui l’habite. On dit que vous en avez fait le plus joli théâtre du monde. Ne me ferez-vous point de part des pièces que vous y faites représenter ? Car je ne doute guère que vous ne l’ayez honoré de quelques productions nouvelles. Le génie dramatique est un démon puissant qui ne laisse jamais en repos ceux qu’il possède à un degré si supérieur. Songez, je vous prie, que j’ai quelque droit à ce qui se passe dans ce bon vieux château, et qu’il ne peut être exercé par personne qui trouve plus de plaisir à tout ce que vous écrivez, ni qui le recherche avec plus d’empressement.

Je sais aussi que les amusements du dedans ne vous font pas négliger ceux du dehors, et ne prennent rien sur votre goût actuel et favori pour l’agriculture. Vous avez ordonné des merveilles dans ce grand pré qui, entre vos mains, est redevenu vert comme émeraude. Je crois cependant qu’il y en a un article à excepter, et je ne vous conseillerai pas de faire couper et arracher tout ce bouquet de bois qui est voisin du pré dans lequel il avance. Il est vrai que le pré en serait plus carré à la vue ; mais c’est un terrain froid qu’il faut laisser en futaie, et qui ne poussera jamais en pré ; le bois donne de l’ébranchage et vous rendra davantage en cette nature[2]. Rappelez-vous, je vous prie, que notre convention dit qu’on ne dénaturera rien essentiellement aux fonds, et qu’on laissera soixante pieds d’arbres actuels par pose dans la forêt. On en a tant coupé depuis notre traité qu’il s’en faut beaucoup qu’il en reste ce nombre en quantité d’endroits. Ce serait bien pis si on arrachait les troncs par la racine et minait le terrain en beaucoup d’autres endroits, comme dans la partie que j’avais fait exploiter par Charlot, et dans celle qui est voisine d’une terre appelée Tâte à la Vernioude. Mais je ne pense pas que vous ayez donné de pareils ordres ; vous savez bien qu’un usufruitier ne peut pas arracher les futaies, et je sais trop bien qu’après la parole que vous m’avez donnée, vous ne faites rien que vous n’imaginiez être pour le mieux. Il n’y aura jamais de difficulté entre nous. Mais il en peut un jour survenir entre d’autres, et le meilleur moyen de les prévenir est d’assurer l’état actuel des choses en dressant une reconnaissance en forme de la forêt, telle qu’elle vous a été remise en entrant en jouissance. C’est d’ailleurs un article indispensable pour vous, relativement au droit que vous y avez par notre traité. Il est à propos que cela se fasse tout de suite, parce que le terrain étant une fois miné, la reconnaissance de l’ancien état ne pourrait plus se faire, et il en naîtrait peut-être un jour des contestations que nous avons, l’un et l’autre, une égale envie de prévenir. Je vais faire prendre cet état qui vous sera communiqué, puisque nous y avons tous deux le même intérêt ; ne voulant, de plus, rien faire ici ni ailleurs que d’un commun accord avec vous, dont je prise l’amitié plus que tous les bois du monde, et à qui j’ai eu l’honneur de vouer les sentiments les plus parfaits qu’on puisse exprimer et les plus inaltérables. Br.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Au moment où M. de Brosses écrivait ceci, le bois était déjà converti en pré et M. de Brosses ne l’ignorait pas. Mais il s’efforçait de prévenir l’éclat qui eut lieu plus tard, en maintenant ses droits sans blesser la susceptibilité de Voltaire. (Note du premier éditeur.)