Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3954

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 201-202).
3954. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Tournay, 22 octobre.

Acteurs moitié français, moitié suisses, décorateurs de mon théâtre de Polichinelle,


Durant quelques moments souffrez que je respire[1],


et que je réponde à mon ange. Je devrais lui avoir déjà envoyé la pièce, telle que Mme Scaliger la veut. Mon ange est aussi un peu Scaliger, et je le suis plus qu’eux tous. Vous ne la reconnaîtrez pas, cette Chevalerie. J’en use comme dans le temps où j’envoyais à Mlle Desmares[2] des corrections dans un pâté : hesternus error, hodierna virtus. Si j’avais quatre-vingts ans, je chercherais à me corriger. Je n’ai point cette roideur d’esprit des vieillards, mon cher ange ; je suis flexible comme une anguille, et vif comme un lézard, et travaillant toujours comme un écureuil. Dès qu’on me fait apercevoir d’une sottise, j’en mets vite une autre à la place.

Notre conseil n’a jamais pu adopter les négociations de monsieur l’ambassadeur : il sera refusé tout net ; mais nous adoucirons le mauvais succès de son ambassade par une réception dont j’espère que lui et madame l’ambassadrice seront contents. D’ailleurs il entend raison ; il ne voudra pas qu’un Maure envoie un espion dans Syracuse quand les portes sont fermées ; il ne voudra pas que ce Maure propose de mettre tout à feu et à sang si l’on pend une fille. Figurez-vous le beau rôle que jouerait la fille pendant tout ce temps-là ; et ne voilà-t-il pas une intrigue bien attachante que l’embarras de quatre chevaliers qui délibéreraient de sang-froid si l’on exécutera mademoiselle ou non ! et puis alors comment justifier cette pauvre créature ? qu’aurait-elle à dire ? tout déposerait contre elle. L’abbé d’Espagnac, grand raisonneur, lui dirait : Mon enfant, non-seulement vous avez écrit à Solamir, mais vous l’excitez contre nous ; il est clair que vous êtes une malheureuse. Elle serait forcée à dire toujours : Non, non, non, pendant deux actes ; ce serait un procès criminel sans preuves justificatives, et Joly de Fleury ferait brûler son billet comme un mandement d’évêque, et comme l’Écclésiaste[3].


juges malheureux qui, dans vos sottes mains[4],
Tenez si pesamment la plume et la balance,
Combien vos jugements sont aveugles et vains !


Mon cher ange, on dit que la dernière pièce[5] du traducteur de Pope est sifflée ; dites-moi si elle réussit à la longue. Dites-moi s’il est vrai que le duc de Broglie est le Germanicus qui ranimera les pauvres légions de Varus. Quoi ! les Anglais auraient pris Surate ! ah ! ils prendront Pondichéry, et Dupleix en rira, et j’en pleurerai, car j’y perdrai la moitié de mon bien, et mon beau château nel gusto grande ne sera pas achevé ; et, après avoir fait l’insolent pendant deux ans, je demanderai l’aumône à la porte de mon palais. Faites la paix, je vous en prie, mon cher ange.

N’oubliez pas de demander à M. le duc de Choiseul s’il est content de la Marmotte[6].

Mme Denis joue bien. Nous avons un Tancrède admirable. Je crois jouer parfaitement le bon homme ; je me trompe peut-être, mais je vous aime passionnément, et en cela je ne me trompe pas ; autant en fait la nièce.

Je supplie mes anges de m’écrire par Genève, et non à Genève ; cet à Genève a l’air d’un réfugié.

  1. Boileau, satire iii, v. 14.
  2. Cette actrice, nièce de la fameuse Champmélée, créa le rôle de Jocaste dans l’Œdipe de Voltaire. Retirée du théâtre en 1721, elle mourut en 1753.
  3. Le Précis de l’Écclésiaste et du Cantique des cantiques (voyez tome IX) avait été brûlé le 7 septembre ; la condamnation est du 3.
  4. Parodie de vers de Tancrède, acte IV, scène vi.
  5. Trois édits pour lesquels Louis XV avait tenu un lit de justice à Versailles le 20 septembre 1759, et qui cependant n’eurent pas d’exécution, étaient l’ouvrage de Silhouette. Ils furent remplacés par d’autres.
  6. Voyez la signature de la lettre 3964.