Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3937

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 183-185).
3937. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, Ier octobre 1759.

Je me plaignais à vous, monsieur, de ce que je ne savais que lire ; eh bien, le gouvernement y a pourvu : on vient de publier dix ou douze édits, qui font bien trois quarts d’heure de lecture ; je ne vous en ferai pas le détail : ils ne taxent pas encore l’air que nous respirons ; hors cela, je ne sache rien sur quoi ils ne portent. Malgré le profit immense que l’on accorde à ceux qui avanceront les sommes, on craint d’être dans l’impossibilité de les trouver ; la vicissitude des choses de ce monde donne un peu de méfiance : ainsi, pour rassurer le public, et lui démontrer combien l’on est content des talents du contrôleur général[2], on vient de lui donner soixante mille livres de rente viagère, dont il y a vingt sur la tête de sa femme.

Quel conseil me donnez-vous ? Lire l’Ancien Testament ! C’est donc parce qu’on n’aura pas le moyen de faire le sien ? Non, monsieur, je ne ferai pas cette lecture, je m’en tiendrai au respect qu’elle mérite, et auquel il n’y a rien à ajouter ; je suis surprise qu’on ose y penser. Savez-vous que je vous trouve encore bien jeune ; rien n’est usé pour vous ; mais, bon ! laissez là les sots et leurs opinions, livrez-vous à vos talents, traitez des sujets agréables ou intéressants : vos voyages, vos séjours, vos observations, vos réflexions sur les mœurs, les usages, les portraits des personnages que vous avez vus, voilà ce qui me ferait grand plaisir. Vos jugements sur les ouvrages seraient surtout ce qui me plairait infiniment, parce que je sens et pense tout comme vous.

Il y a quelques années que j’eus des vapeurs affreuses, et dont le souvenir me donne encore de la terreur ; rien ne pouvait me tirer du néant où mon âme était plongée que la lecture de vos ouvrages. J’ai beaucoup lu d’histoires, mais elles sont épuisées ; je n’ai point lu les de Thou, les Daniel, les Griffet, je crois tout cela ennuyeux ; je n’aime point à sentir que l’auteur que je lis songe à faire un livre, je veux imaginer qu’il cause avec moi. Sans la facilité, tout ouvrage m’ennuie à la mort. Nos écrivains d’aujourd’hui ont des corps de fer, non pas en fait de santé, mais en fait de style.

Monsieur, vous n’avez point lu les romans anglais ; vous ne les mépriseriez pas si vous les connaissiez. Ils sont trop longs, je l’avoue, et vous faites un meilleur emploi du temps. La morale y est en action, et n’a jamais été traitée d’une manière plus intéressante. On meurt d’envie d’être parfait avec cette lecture, et l’on croit que rien n’est si aisé. Mais je m’aperçois que je suis bien impertinente de vous entretenir de tout ce que je pense : ce serait le moyen de vous dégoûter bien vite d’une correspondance que mon cœur désire, et qui serait un grand amusement pour moi, auquel il faut vous prêter, si vous avez de la bonté et de l’humanité.

Le président[3] se porte assez bien, mais il devient bien sourd, ce qui, joint à l’âge qui avance, le rend souvent triste ; il est cependant encore quelquefois gai, et alors il est cent fois de meilleure compagnie que ce qu’on appelle aujourd’hui la bonne compagnie. Il n’y a plus de gaieté, monsieur, il n’y a plus de grâces. Les sots sont plats et froids, ils ne sont point absurdes ni extravagants comme ils étaient autrefois. Les gens d’esprit sont pédants, corrects, sentencieux. Il n’y a plus de goût non plus ; enfin il n’y a rien, les têtes sont vides, et l’on veut que les bourses le deviennent aussi… Oh ! que vous êtes heureux d’être Voltaire ! Vous avez tous les bonheurs : les talents, qui font l’occupation et la réputation ; les richesses, qui font l’indépendance.

Je conçois le goût que vous avez pour les soins domestiques ; il y a du plaisir à voir croître ses choux. Est-ce que la basse-cour ne vous occupe pas ? je l’aimerais ; mais en vérité en voilà assez, il ne faut pas mettre votre patience à bout.

Envoyez-moi, monsieur, quelques brimborions, mais rien sur les prophètes ; je tiens pour arrivé tout ce qu’ils Ont prédit.

On vient de déclarer M. le duc de Broglie général de l’armée.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant avec ses amis, etc., édition de Lescure, 1865.
  2. M. de Silhouette.
  3. Hénault.