Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3880

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 132-133).

3880. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
29 juin.

Mon divin ange, moi fâché contre vous ! Qui vous a dit cette anecdote ? où l’avez-vous prise ? Vous êtes bien mal instruit pour un plénipotentiaire. Ne sais-je pas que vous avez eu plus d’une affaire ? et ne sais-je pas encore que vous avez daigné vous intéresser aux miennes ? Je ne suis pas si Suisse que je n’entende raison. Ne l’ai-je pas entendue sur les chevaliers ? N’ai-je pas fourbi de nouveau leurs armes ? N’ai-je pas à peu près fait ce que Mme Scaliger[1] ordonnait ?

Mon ange, que les fondements soient bien ou mal faits, il n’importe ; il faut donner la maison à madame la marquise[2] ; il faut la confier à M. le duc de Choiseul, et que, de ses mains bienfaisantes, elle passe dans les belles mains de son amie. Il voulait, disiez-vous, une tragédie pour pot-de-vin du brevet : la voilà. Trêve à vos critiques ; laissez place à M. de Choiseul et à Mme de Pompadour pour faire les leurs : ils s’en intéresseront davantage au bâtiment, quand ils y auront mis quelques pierres. Ceci n’est point affaire de théâtre, c’est affaire d’État.

Vous m’avez laissé ignorer la bonne plaisanterie de la grand’chambre, qui voulait députer à l’infant, et empêcher qu’aucun conseiller du parlement connût jamais les intérêts d’aucun État. Enfin vous voilà compatible. Est-il vrai que vos confrères ont rendu un arrêt contre ceux qui ne saignent pas dans la pleurésie ? Cet arrêt doit être imprimé avec celui qui condamne l’Encydopédie. On pourrait faire un beau volume de ces arrêts-là.

Qu’importe, mon cher ange, qu’on donne mon Russe tome à tome ou tout en bloc ? C’est l’affaire des libraires, et je ne m’en mêle pas. Je me mêle de plaire à l’autocratrice de tous les Russies ; il me faut une impératrice au moins dans mes intérêts, car je ne peux en conscience aimer Luc ; ce roi n’a pas une assez belle âme pour moi. Il me semble que M. le duc de Choiseul le connaît bien. Je vous demande en grâce, mon cher ange, de souhaiter au moins qu’il soit puni.

Et ce polisson de Gresset[3], qu’en dirons-nous ? Quel fat orgueilleux ! quel plat fanatique ! et que les vers de Piron sont jolis ! Mais que M. d’Espagnac est raboteux ! qu’il est difficile ! il demande des choses impossibles, des choses que je n’ai point. C’est le dieu des jansénistes ; il commande pour qu’on n’obéisse pas. Je lui ai donné dix fois plus d’éclaircissements que jamais aucun possesseur de Ferney n’en a donné depuis le xiie siècle. Je suis aussi honteux que reconnaissant de vos bontés, de vos peines, de celles de M. l’ambassadeur de Chauvelin ; je baise toutes les ailes.

Je ne peux encore penser à un sous-brevet pour Tournay ; je ne peux que songer à vous, mes anges, à Pierre le Grand, à mes chevaliers, et à mes foins, vous embrasser tendrement avec la plus vive reconnaissance, et vous aimer à jamais. Je suis très-malingre ; comment vous portez-vous ?

  1. Mme d’Argental.
  2. La marquise de Pompadour.
  3. Il venait de publier sa Lettre sur la comédie, où il appelle la poésie un art dangereux, et où il déclare renoncer pour toujours au théâtre ; voyez le premier alinéa de la lettre 3879.