Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3856

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 108-109).
3856. — À M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Aux Délices, 26 mai.

Je suis aussi fâché que vous pour le moins, mon cher grand écuyer d’Assyrie, qu’on n’ait pas osé adopter mes chars[1], crainte du ridicule. Le ridicule pourtant n’est pas si à craindre que les Prussiens ; et je suis toujours convaincu, quoique je ne sois pas du métier, que ce serait la seule manière de les vaincre en pleine campagne.

L’armée d’exécution, comme ils l’appellent, est exécutée ; tout cela est dispersé. Messieurs des Cercles[2] mettent les armes bas quand on leur dit que messieurs de Prusse sont à une lieue.

On dit que les Anglais viennent de nous prendre douze gros vaisseaux marchands. Leur ministère a fait imprimer un ouvrage très-artificieux, très-bien écrit, pour justifier leur conduite envers les avides Hollandais. Le mémoire est fort beau, et sur la seule lecture je les condamnerais. Ces pirates-là sont aussi méchants sur mer que les Prussiens sur terre. Nous nous ruinons pour leur résister, et nous portons tout notre argent en Germanie. Jamais elle n’a été si dévastée, si sanglante et si riche.

J’avoue avec vous, mon cher Assyrien, que Dieu a envoyé M. de Silhouette à notre secours. S’il y a quelque bon remède, il le trouvera : car il n’est pas comme la plupart de ses prédécesseurs, gens estimables, mais sans génie, qui traçaient leur sillon comme ils pouvaient avec la vieille charrue. J’augure beaucoup d’un traducteur de Pope, qui a vu l’Angleterre et la Hollande.


Il n’est pas de ces vieux novices
Marchant dans des sentiers ouverts,
Et même y marchant de travers,
Créant des charges, des offices,
Billets d’État, écus factices ;
Empruntant à tout l’univers ;
Replâtrant par des injustices
Nos sottises et nos revers.
Il ramène les temps propices
Et des Sullys et des Colberts,
Et rembourse de mauvais vers
Pour le prix de ses grands services.

Je ne sais pourquoi vous me mandez que tant de poëtes le persécutent avec des éloges en vers. Mes chers confrères n’entrent pour rien dans les obligations que l’État peut lui avoir ; ils ne prendront point d’actions sur les fermes. En avez-vous pris ? Il me semble que mes nièces en ont quelques-unes. L’opération est un peu à l’anglaise ; eh ! tant mieux ! il faut faire du public une compagnie qui prête au public : c’est la grande méthode de Londres.

  1. Voyez tome XXXIX, pages 123 et 214.
  2. Voyez la note 2, page 86.