Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3841

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 90-91).
3841. — À M. THIERIOT.
5 mai.

Mort-Dieu ! mon ancien ami, envoyez-moi au plus vite Abraham Chaumeix crucifié ; on dit que c’est là le titre[1], c’est au moins quelque chose de semblable. Il pleut des brochures, il en pleuvra toujours, et il faut laisser pleuvoir ; mais, pour la prophétie d’Abraham Chaumeix, ce n’est pas chose à négliger par gens comme nous. Employez le crédit de M. Bouret pour me faire tenir Abraham Chaumeix.

Vous avez vu sans doute Mme de Fontaine, que nous vous avons renvoyée en assez bonne santé. Elle est chargée de payer tous les bijoux que vous m’avez fait tenir de Paris. Êtes-vous encore dans la rue Saint-Honoré[2], ou à l’Arsenal ? Je ne sais pas trop où vous prendre ; vous me paraissez un beaucoup plus grand voyageur que moi ; vous faites plus de chemin dans Paris que je n’en ai fait dans l’Europe. Si vous avez la curiosité de voir à Lyon les cours de France et de Naples, je vous conseille de pousser jusqu’à Genève. Pour moi, je vous avertis que, si vous vous contentez de courir d’un bout de Paris à l’autre, et que vous ne veniez point chez moi, je prendrai le parti de venir vous voir. Avez-vous pris quelque action dans les fermes générales ? On se plaignait autrefois qu’il y eût quarante de ces messieurs, et aujourd’hui tout le monde l’est : c’est le royaume qui est fermier général du royaume. Cette opération est tout à fait anglaise. Remarquez que, depuis trente ans, nous avons tout pris des Anglais : philosophie, petite vérole, nouvelle charrue, et finances. Il ne nous manque que de prendre d’eux l’empire de la marine. Il me semble qu’on veut vous ôter, à vous autres Parisiens, la liberté de penser, que vous devez aussi aux Anglais ; mais il est beaucoup plus aisé de tenir une nation dans la stupidité pendant mille ans, comme nous avons eu l’honneur d’y être, que de nous y replonger quand une fois nous en sommes sortis. Frère Berthier, frère Abraham Chaumeix, et leurs semblables, auront beau crier que tout est perdu si on se met à avoir le sens commun, les cabales les plus infâmes auront beau exciter le parlement de Paris à faire des remontrances au roi, et à faire brûler l’Encyclopédie, le roi et les philosophes se moqueront du parlement. Bonsoir.

  1. Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert. ; Amsterdam, 1759, in-12. Cette brochure, dans laquelle Chaumeix était représenté étendu sur la croix, a été attribuée à Morellet, par Barbier (Dictionnaire des anonymes, deuxième édition, n° 11,165) ; mais une note de la Correspondance littéraire de Grimm, tome II, page 316, édition de 1829, lettre du 15 mai 1759, porte qu’il est reconnu aujourd’hui que le Mémoire dont il s’agit est de Diderot. (Cl.)
  2. Rue Saint-Honoré, chez le comte de Montmorency ; ou à l’Arsenal, chez le marquis de Paulmy.