Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3840

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 88-89).

3840. — À M. D’ALEMBERT.
Au château de Tournay : venez nous y voir ; 4 mai.

Je reçus hier la faveur de vos quatre volumes, mon cher philosophe. Je dévorai d’abord votre laubrussellerie[1] ; cela est excellent. On n’aurait jamais brûlé un Laubrussel ; on vous incendiera quelque jour. Macte animo[2] ; vous serez des nôtres. Luc (vous connaissez Luc) me mande du 11 avril, entre autres choses : Je tire une espèce de gloire que la même époque de la guerre que la France me fait devienne celle de la guerre qu’on fait a Paris au bon sens.

Mais, s’il vous plaît, de quoi vous avisez-vous de dire, dans vos Éléments de philosophie, que les sciences sont plus redevables aux Français qu’à aucune nation[3] ? Est-ce que vous êtes devenu flatteur ? Est-ce aux Français qu’on doit la machine parallactique, la pompe à feu, la gravitation, la connaissance de la lumière, l’inoculation, le semoir, les condons ou condoms ? Parbleu, vous vous moquez ; nous n’avons pas seulement inventé une brouette[4].

Vous avez donc fait réimprimer votre article Genève ? Vous avez très-bien fait ; mais vous faites trop d’honneur aux prédicants sociniens ; vous ne les connaissez pas, vous dis-je ; ils sont aussi malins que les autres. Et les sociniens de Genève, et les calvinistes de Lausanne, et les fakirs, et les bonzes, sont tous de la même espèce. Je laisse faire ceux de Paris ; mais pour mes Suisses et mes Allobroges, je les range, et je n’ai fait la plaisanterie d’avoir un château à créneaux et à pont-levis que pour y pendre un prêtre de Baal à la première occasion. J’ai deux curés dont je suis assez content. Je ruine l’un, je fais l’aumône à l’autre ; il prie Dieu pour moi, et tout va bien.

Vous avez fort mal fait, quand vous êtes venu à Genève, de fréquenter la prêtraille. Quand vous y reviendrez, ne voyez que vos amis ; vous serez fêté et honoré.

L’aventure de l’Encyclopédie[5] est le comble de l’insolence et de la bêtise. Ce n’était pas en France qu’il fallait faire cet ouvrage. Quoi ! vous répondez sérieusement à ce fou de Rousseau, à ce bâtard du chien de Diogène ! Vous m’enhardissez ; je réponds, moi, à frère Berthier[6] et à tutti quanti, et vous verrez avec quelle impudence. Mais non, vous ne le verrez point, car on ne laissera pas passer ma besogne. Pour vos quatre volumes philosophiques, ils passeront : car, tout brûlable que vous êtes, vous êtes plus sage que moi. Mme Denis vous fait mille compliments, vous lit, et vous regrette ; ainsi fais-je.

  1. Le Père Lawbrussel, jésuite, né à Verdun en 1663, mort en 1730, est auteur d’un Traité des abus de la critique en matière de religion ; 1710, deux volumes in-12. Or, dans ses Mélanges, d’Alembert avait imprimé un morceau de l’Abus de la critique en matière de religion ; c’est ce morceau que Voltaire appelle une laubrussellerie. (B.)
  2. Æn., IX, 641.
  3. Dans le paragraphe 17 de son Essai sur les éléments de philosophie, d’Alembert dit : « Qu’on examine avec attention ce qui a été fait depuis plusieurs années par les plus habiles mathématiciens sur le système du monde, on conviendra, ce me semble, que l’astronomie physique est aujourd’hui plus redevable aux Français qu’à aucune autre nation. »
  4. L’invention de la brouette est due à Pascal.
  5. La révocation du privilège ; voyez page 45.
  6. Voyez tome VIII, la Note qui suit l’ode sur la Mort de la margrave de Baireuth, et qui est intitulée Note de M. de Morza.