Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3809

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 63-65).

3809. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
Château de Tournay, 22 mars 1759.

Sire, je vous le redirai jusqu’à la mort, content ou mécontent de Votre Majesté, vous êtes le plus rare homme que la nature ait jamais formé. Vous pleurez d’un œil, et vous riez de l’autre ; vous donnez des batailles, vous faites des élégies ; vous enseignez les peuples et les rois, vous faites en noble satirique le procès à la satire ; et enfin, en faisant marcher cent soixante mille hommes, vous donnez l’immortalité à Jacques-Matthieu Reinhart[2] maître cordonnier. On croirait d’abord, sur le titre de cette oraison funèbre, que votre ouvrage ne va pas à la cheville du pied ; mais quand on le lit avec un peu de réflexion, on voit bien que vous jouez plus d’un trône et plus d’un autel par-dessous jambes. Je voudrais avoir été un des garçons de Matthieu Reinhardt ; mais comme, à vos yeux, tous les hommes sont égaux, j’aime autant faire des vers que des souliers. Il est beau à Votre Majesté d’avoir fait le panégyrique d’un cordonnier dans un temps où, depuis l’Elbe jusqu’au Rhin, les peuples vont nu-pieds. C’est bien dommage que maître Reinhardt n’ait pas fait des bottes ou que vous ayez oublié ce grand article dans son oraison funèbre. Un héros toujours en bottes comme vous aurait bien dû faire un chapitre des bottes, comme Montaigne ; rien n’eût été plus à sa place.

Quelques talons rouges de Versailles se plaignent que vous n’ayez pas fait mention d’eux dans le panégyrique de cet immortel cordonnier ; ils disent que, ayant vu leurs talons, vous deviez bien en parler un peu.

Je suis très-édifié de la piété de Matthieu Reinhardt, qui ne voulait lire que l’Apocahjpse et les prophètes. Certainement il aurait chaussé gratis les auteurs de ces beaux livres : car il est à croire que ces messieurs n’avaient pas de chausses. Le Discours sur les satiriques est très-beau et très-juste ; mais permettez-moi de dire à Votre Majesté que ce ne sont pas toujours des gredins obscurs qui combattent avec la plume ; vous n’ignorez pas que c’est un des chefs du bureau des affaires étrangères qui a fait les Lettres d’un Hollandais. Votre Majesté connaît les auteurs des invectives imprimées en Allemagne ; elle a vu ce qu’avait écrit milord Tyrconnel.

C’est l’évêque du Puy, qui, avec un abbé de condition nommé Caveyrac, vient de donner l’Apologie de la révocation de l’édit de Nantes, livre dans lequel on parle de votre personne avec autant d’indécence, de fausseté et de malignité, que de vos Mémoires de Brandebourg. Vous forcerez vos ennemis à la paix par vos victoires, et au silence par votre philosophie. La postérité ne juge point sur les factums des parties ; elle juge, comme Votre Majesté le dit très-bien, sur les faits avérés par des historiens désintéressés. Je m’amuse à écrire l’histoire de mon siècle : ce sera un grand honneur pour moi, et une grande preuve de la vérité, si, dans ce que j’oserai avancer, je me rencontre avec ce que Votre Majesté daignera certifier. La voix dans le désert annonçait qui vous savez, et, quoiqu’on ne soit pas digne de chausser certaines gens, cependant on est précurseur.

Je ne peux écrire de ma main, parce qu’il fait un vent de bise qui me tue, et que d’ailleurs je ne veux pas que les housards connaissent mon écriture. Si vous aviez connu mon cœur, j’aurais vécu auprès de vous sans m’embarrasser des housards.

À vos pieds avec un profond respect[3].

  1. Der Freymuthige ; Berlin, 1803, page 150.
  2. Panégyrique du sieur Jacques-Matthieu Reinhart ; voyez la note 3 de la page 74.
  3. Ces mots sont de la main de Voltaire.