Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3804

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 60).
3804. — À M. DE CHAUVELIN[1].
Aux Délices, près de Genève, 14 mars.

Je reçois, monsieur, la lettre dont vous m’honorez, en date du 9 mars 1759, avec le mémoire de mes ennemis les fermiers généraux, et l’extrait de la déclaration du roi, du 20 mars 1708. Je ne puis trop vous remercier de la bonté avec laquelle vous daignez entrer dans mes petites peines, et me rendre raison des refus du conseil : Intras in judicium cum servo tuo, Domine. Permettez donc à votre serviteur, le Job des Alpes, de rebecquer encore contre son seigneur, et de lui envoyer cette fois-ci un mémoire très-sérieux. Ce n’est qu’en qualité de bon Français que j’ai eu la bêtise de faire griffonner mon contrat par un notaire de Gex. Je pouvais également employer un tabellion suisse, et alors les fermiers généraux n’auraient jamais entendu parler de moi. Je pouvais encore vous lâcher les treize cantons et les Ligues grises. Nous sommes jaloux de notre liberté, nous autres Helvétiens, et nous sommes de bonnes gens qui croyons que les traités doivent être exécutés à la lettre. Ainsi, monsieur, en qualité de Suisse, de Français et de votre ancien courtisan, j’ose encore vous supplier de revoir mon affaire pour la dernière fois.

Mme Denis est très-sensible à l’honneur de votre souvenir. Nous sommes tous également attachés à votre personne, et à tout ce qui porte votre nom ; mais, malgré toute ma sensibilité pour vous, je pense que l’eau du Rhône est aussi bonne que l’eau de la Seine, et qu’il importera très-peu à ma figure légère d’être mangée des vers du mont Jura ou de ceux de la paroisse de Saint-Roch. Tout ce qu’on a fait dans Paris, depuis quelques années, me paraît le comble de la folie humaine, et je me croirais plus fou que tout Paris si, à mon âge, je ne savais pas vivre dans la retraite. Il est vrai que je regretterai toujours votre société et vos bontés ; mais il faut savoir se retirer quand on n’est plus propre pour le monde. Au reste, que les fermiers généraux m’assomment ou non, mea virtute me involvo. Pardonnez à ma main droite, un peu pote, si je vous ennuie par une main étrangère.

Pour le reste de ma vie, et avec tous les sentiments d’un homme qui vous respecte et vous aime, le Suisse V.[2]

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. On lit en marge, de la main de M. de Chauvelin : « M’en parler, car cette nouvelle raison peut changer la décision. — Le 22 mars 1759, remis à M. de Faventines le nouveau mémoire de M. de Voltaire. »