Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3787

Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 43-44).

3787. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Tournay, par Genève, 21 février.

Madame, la nature nous fait payer bien cher la faveur qu’elle nous fait de changer l’hiver en printemps : Votre Altesse sérénissime a été malade, et la princesse sa fille a été attaquée de la petite vérole. Ce qui est encore très-cruel, c’est qu’on est un mois entier dans la crainte avant de recevoir une nouvelle consolante. Vous daignez, madame, me mander, du 10 février, que j’ai à trembler pour votre santé et pour celle de la princesse ; mais quand daignerez-vous rassurer le cœur qui est le plus sensible à vos bontés, et le plus attaché à votre bien-être ? Quand apprendrai-je que la petite vérole a respecté la vie et la beauté d’une princesse née pour vous ressembler, et que Votre Altesse sérénissime a recouvré cette belle santé que je lui ai connue, cet air de fraîcheur et de félicité qui l’embellissait encore ?

Pour la félicité, madame, il y faut renoncer jusqu’à la paix. J’apprends, et Dieu veuille qu’on me trompe, qu’on foule encore vos États, et qu’on exige des fournitures pour aller faire ailleurs des malheureux. Il faut avouer que les princes chrétiens et les peuples de cette partie de l’Europe sont bien à plaindre ; on met en campagne quatre fois plus de troupes pour disputer une petite province que le Grand Turc n’en a pour conserver ses vastes États. Les causes de vos guerres sont toujours très-minces, et les effets abominables ; vous êtes le contraire de la nature, chez qui l’effet est toujours proportionné à la cause. On ruine cent villes, on égorge cent mille hommes ; et qu’en résulte-t-il ? Rien, La guerre de 1754 a laissé les choses comme elles étaient ; il en sera de même de celle-ci. On fait, on aime le mal pour le mal, à l’imitation d’un plus grand seigneur que les rois, qui s’appelle le Diable, On dit que nos Suisses sont sages : leur pays est en paix. Oui ; mais ils vont tuer et se faire tuer pour quatre écus par mois, au lieu de cultiver leurs champs et leurs vignes. Le roi de Prusse vient de m’envoyer deux cents vers de sa façon, tandis qu’il se prépare à deux cent mille meurtres. Mais que dire des jésuites Malagrida, Mathos, Jéronime, Emmanuel, qui ont fait assassiner le roi de Portugal au nom de la vierge Marie et de saint Antoine ?

Profond respect, et inquiétude sur la santé de Vos Altesses sérénissimes.

Je crois que la grande maîtresse des cœurs n’a guère dormi.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.