Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3124

Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 554-555).

3124. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Monrion, 26 février.

Moi, vous avoir oublié, mon cher ange ! Ah ! cela est bien impossible ! Il y a plus de trois semaines que j’envoyai à Mme de Fontaine le petit ouvrage[1] dont vous me parlez, pour vous être donné sur-le-champ. Si vous avez quelqu’un de la famille à gronder, c’est à Mme de Fontaine qu’il faut vous adresser. Je n’ai point reçu cette lettre où vous me chantiez pouilles ; apparemment que vos gens, voyant que vous me grondiez, n’ont pas cru que la lettre fût pour moi. Je reçois très-régulièrement toutes celles qu’on m’écrit par M. Tronchin[2]. Ne craignez point, mon cher ange, de m’écrire par cette voie. Il me semble qu’il faudrait faire à présent quelque tragédie maritime ; on n’a encore représenté des héros que sur terre ; je ne vois pas pourquoi la mer a été oubliée. La scène serait sur un vaisseau de cent pièces de canon. Vous m’avouerez que l’unité de lieu y serait exactement observée, à moins que les héros ne se jetassent dans la mer. En vérité, je ne trouve rien de neuf sur la terre ; ce sont toujours les mêmes passions, et des aventures qui se ressemblent. Le théâtre est épuisé, et moi aussi ; et puis, quand on s’est tué à travailler deux ans de suite à l’ouvrage le plus difficile que l’esprit humain puisse entreprendre, quelle en est la récompense ? Les comédiens[3] daignent-ils seulement remercier du présent qu’on leur a fait ? On amuse la cour deux heures ; mais, de tous ceux qu’on a amusés, en est-il un seul qui daigne vous rendre le même service ? La parodie nous tourne en ridicule ; un Frérou nous déchire ; voilà tout le fruit d’un travail qui abrège la vie. C’est à ce coup que vous m’allez bien gronder. Nous auriez tort, mon cher ange ; ne voyez-vous pas que si mon sujet était arrangé à ma fantaisie, j’aurais déjà commencé les vers ?

Mais quelle est donc la maladie de Mme d’Agental ? que veut donc dire son pied ? Si la comédie ne la guérit point, que pourra Fournier[4] ? Son état m’afflige sensiblement Quand vous irez à la Comédie, mon cher et respectable ami, faites, je vous prie, pour moi les remerciements les plus tendres à Gengis-kan[5].

Il est vrai que je ne pouvais mieux me venger de l’auteur[6] de Mèrope, opéra, qu’en vous en envoyant un petit échantillon. Je crois qu’à présent on doit trouver ses vers fort mauvais à Versailles. Je suis toujours attaché à Mme de Pompadour ; je lui dois de la reconnaissance, et j’espère qu’elle sera longtemps en état de faire du bien. Adieu, mon cher ange ; je vous embrasse tendrement.

  1. Le sermon sur Lisbonne.
  2. Banquier à Lyon.
  3. Voltaire leur avait fait présent de l’Orphelin de la Chine.
  4. Médecin nommé dans la lettre 2681.
  5. Lekain.
  6. Le roi de Prusse.